Aborder cette rentrée autrement

Julien CUEILLE
octobre 2020

Pour ma part j’ai choisi, ce matin, de poser le problème autrement avec mes classes: en termes de “sacré”, notion anthropologique qui n’est pas sans intérêt si l’on veut échapper aux sempiternelles catégories sociologiques (ou idéologiques). Et échapper à l’alternative quelque peu minée et piégée “religion VS laïcité”; ou à ce qui peut apparaître aux ados d’aujourd’hui comme une rhétorique un peu vide (le discours de Jaurès, hélas, sonne parfois un peu désuet, malgré sa puissance lyrique: mais nous l’avons lu quand même).

Comment ai-je procédé ?

Après quelques échanges et une tentative (avortée) de débat “à froid”, j’ai proposé aux élèves d’écrire ce qu’ils considéraient comme “sacré”: pour eux donc; puis, ce qu’ils pensent sacré POUR LA SOCIETE.

J’ai fait des statistiques rapides: elles sont aisées; sur environ 100 réponses à la première question, 80 mentionnent “la famille” (dont 44 la mettent en tête de toutes les réponses), 11 mettent en tête “la liberté”, 13 la religion; mais sur ces 13, presque tous mentionnent AUSSI la famille; seuls 2 mentionnent uniquement la religion. Les autres se partagent entre réponses plus “matérialistes” (la nourriture -sic-, le sport…), plus “philosophiques “(la sagesse, le bonheur, le respect…) et quelques nihilistes (rien n’est sacré pour moi).

A la 2e question, sur le point de vue de la société, la plupart répondent “droit”, “liberté”, “égalité”, bref ce qu’on pourrait attendre d’un bon républicain: le “catéchisme”?… Pour autant, je ne les soupçonne guère de biais de complaisance; ils sont maintenant suffisamment en confiance pour oser dire et même écrire ce qu’ils pensent vraiment, j’ai déjà pu le constater; de plus les réponses étaient bien entendu anonymes.

Quelles leçons en tirer ?

Il me semble que la question du religieux est surdéterminée par les medias et les politiques, et que le problème de beaucoup d’ados est davantage le rapport au sacré.

C’est-à-dire à quelque chose de bien plus diffus qui peut bien sûr croiser le religieux mais englobe aussi d’autres expériences; ce qui rejoint, pour faire bref, les thèses d’Olivier Roy, auxquelles je souscris, sur “l’islamisation de la radicalité”, plutôt que la radicalisation de l’Islam  (qui existe aussi indéniablement, mais n’a sans doute pas auprès de la majorité des ados, même musulmans, toute la portée que lui prêtent Caroline Fourest et Dounia Bouzar).

La religion, au sens institutionnel (et générationnel, car le vrai conflit est là), c’est autre chose. Bien des “djihadistes” (parfois autoproclamés) n’avaient jamais mis les pieds dans une mosquée; se souvient-on du profil du tueur de l’attentat de Nice? De Farid Ikken? De Nezar Pastor? De l’un au moins des frères Kouachi? Ceux-là avaient-ils seulement lu le Coran? Mais c’étaient presque tous de jeunes hommes, de grands adolescents, dirait-on à l’heure de l’adultescence interminable.

Tout dépend sans doute des lunettes qu’on chausse: nous le savons bien.

Quant à la famille, elle est indéniablement la vraie religion de nos ados. Sans faire de la psychanalyse de bazar, cela mérite réflexion.

Nos élèves, c’est Antigone, version Tanguy; voire, parfois, Hamlet; pas tout à fait Mohamed Merah.

Nous prolongerons, comme chaque année, le débat lors du cours sur la religion; invariablement les élèves, malgré la surreprésentation des élèves de confession musulmane (ET des catégories sociales défavorisées…), se montrent bien plus calmes, respectueux et moins “clivés” que la plupart des adultes avec qui j’ai pu mener des débats de ce type. Les points de vue peuvent être divergents, notamment quant au rôle des religions dans les guerres (discussion souvent animée); quant aux caricatures, la grande majorité des classes souscrit, chaque année, à l’idée que, si la liberté de blasphémer est juridiquement légale, elle n’est pas forcément, sur le plan éthique, l’attitude souhaitable, si l’on met en avant les valeurs de respect de l’autre. Celles et ceux qui s’expriment ainsi ne sont pas tous des Musulmans, bien loin s’en faut. Il n’a jamais été question de justifier les assassinats. Il est toutefois vrai que certains Musulmans tombent dans un déni sur les faits ou l’imputation des faits à des Musulmans.

Car le complotisme, qui est très loin de se réduire au fondamentalisme religieux, pose un réel problème, que nos pouvoirs publics alimentent largement en prétendant le combattre.

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