Comprendre l’échec scolaire, Stéphane Bonnéry – réédition

Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques

La dispute, 2021 (réédition)

Le GFEN a contribué à la diffusion du livre de Stéphane Bonnéry à sa parution en 2007. Ce livre va être republié à l’identique, sauf la couverture,  d’ici quelques semaines. Il était épuisé depuis 6 ans au moins. Stéphane Bonnéry nous explique pourquoi les choses n’ont pas beaucoup changé et qu’il est toujours utile de sensibiliser les enseignants aux inégalités sociales de réussite scolaire.

Nous vous incitons à le lire, le relire, le diffuser car les analyses sont toujours d’actualité.
Tout le monde connait Amidou et sa carte de géographie mais l’ouvrage contient bien d’autres situations dont les enseignants peuvent s’emparer dans des collectifs de travail, pour ne pas culpabiliser mais plutôt lutter contre les déterminismes.

 

Pourquoi faire reparaître « Comprendre l’échec scolaire » ?

Il y a quatorze ans, paraissait « comprendre l’échec scolaire ». Cet ouvrage s’inscrivait dans la lignée d’un ensemble de travaux, en sciences de l’éducation ou en sociologie, qui essayaient d’expliquer le maintien des inégalités sociales de réussite scolaire malgré l’existence d’objectifs égaux dans la « scolarité
unique ». Le choix consistait à entrer dans les salles de classe, à interroger les modalités pédagogiques et la façon dont les élèves se confrontent à celles-ci, quand ils n’ont que l’école pour s’approprier la culture scolaire.
Si l’ouvrage reparait, c’est que fondamentalement, la situation n’a pas changé depuis, et que les phénomènes qui posaient problème sont malheureusement toujours d’actualité, voire se sont accrus.

La population scolaire française reste très populaire (jusqu’au collège, plus de la moitié des parents déclarés comme référents à l’éducation nationale occupent des emplois d’exécution). L’écart entre les cultures rencontrées par les enfants à la maison et à l’école reste conséquent pour beaucoup d’entre eux. Contrairement à l’idéologie du « handicap socio-culturel » qui fait de ce constat une fatalité dont il faudrait accabler les familles populaires, on peut au contraire considérer que cet écart définit la mission même de l’école. Or, de plus en plus, plutôt que de faire l’école à l’école, on constate une externalisation des missions de celle-ci en direction des familles. Ainsi, les devoirs qui autrefois consistaient à stabiliser ce qui était appris en classe sont de plus en plus envahis par les enjeux de compréhension, ce qui accroit les inégalités.

Mais ce qui se joue au sein même de la classe pose toujours centralement question. Les écarts d’apprentissage des élèves selon les origines sociales se sont accrus. Même si l’on accorde un crédit limité aux évaluations PISA[1], il est intéressant de noter qu’entre 2006 et 2015, la proportion d’élèves « performants » (massivement recrutés dans les familles de cadres et des classes supérieures) a augmenté en France, tandis que dans le même temps la proportion des élèves les moins performants, massivement issus des classes populaires, c’est elle aussi accrue[2].

Pour expliquer comment des enseignants et élèves de bonnes volontés co-construisent ces phénomènes malgré eux, le livre reste d’actualité. Le constat selon lequel les enseignants sont soumis à des injonctions variées et contradictoires dans leurs choix pédagogiques (chapitre II) s’est même accentué. C’est le cas entre les incitations à encourager l’autonomie (qui poussent à guider faiblement les élèves et les laisser ne pas apprendre) et celles à « revenir aux basiques », empreintes de comportementalisme et de certaines sciences cognitives, en passe de devenir une « science officielle», ce qui n’a jamais bien fini dans tous les pays où les gouvernants sont allés dans cette direction. Il en va de même pour ce que je pointais, des télescopages entre les modalités pédagogiques : ceux de la maternelle et de l’élémentaire ont colonisé le collège, et inversement, des exigences du secondaire pèsent sur les élèves à un âge de plus en plus précoces pour conceptualiser, formuler soi-même, déduire, inférer[3], produisant des agencements parfois incohérents entre ces logiques. Et, avec la réforme du socle commun de 2006 et l’injonction à enseigner par compétences, la tension est allée croissant, entre la logique d’enseigner à tous, et celle d’inégaliser les objectifs selon les profils sociaux des élèves, derrière l’argument de « différenciation » ou d’« individualisation ». Ces décisions politiques font pression sur les enseignants. De plus, le rôle catalyseur des tensions que jouait l’évaluation s’est exacerbé, le temps de classe consacré à évaluer les élèves ayant nettement pris de l’importance au détriment du temps d’enseignement, qui a été amputé des samedis matins (sous le président Sarkozy) ce qui représente, de la maternelle au CM2, l’équivalent horaire d’une année scolaire.

Transmettre dans un temps réduit des choses plus difficiles, à un âge plus précoce, à une population majoritairement éloignée de la culture scolaire, en étant soumis à des injonctions pédagogiques contradictoires : enseigner semble être devenu plus difficile de nos jours. Les logiques politiques et institutionnelles poussent les enseignants à renoncer aux objectifs d’égalité.

Ainsi, pas plus que lors de sa première parution, le propos du livre n’est de culpabiliser les enseignants
mais de montrer comment au quotidien, sans s’en rendre compte, le contexte d’exercice, les modèles pédagogiques reçus et contradictoires, peuvent conduire à des malentendus socio-cognitifs.

Car les observations dans les situations pédagogiques d’aujourd’hui montrent les mêmes incompréhensions que celles décrites dans l’ouvrage et que rencontrent Bassekou, Amidou, Raffik, Niamounga, Vikash ou Jérémy (chapitres I et IV). Ces exemples ayant été relativement diffusés, je me suis toujours attaché à rappeler que la consonance migratoire des prénoms ne doit pas induire en erreur : les enfants d’ambassadeurs et de cadres originaires des mêmes pays, et qui sont scolarisés dans les établissements de la bourgeoisie parisienne, ne rencontrent pas ces malentendus. Les élèves décrits sont avant tout issus des classes laborieuses, dans lesquelles bien sûr la part des familles issues de migrations est allée croissante, mais qui, quelles que soient leur couleur ou leur nom, ont surtout
pour caractéristiques de n’avoir quasiment que l’école comme ressource pour s’approprier des savoirs et des formes de pensées inhérentes à la culture écrite, celle qui permet de prendre pouvoir sur la compréhension du monde, et par là, d’agir dessus.

Mais justement, quand l’école ne permet pas d’apprendre, renvoie aux élèves la responsabilité d’être
auto-entrepreneurs de leur propre progression, et signifie ces difficultés sans y remédier, sans que la famille ne puisse le faire, alors la pression des copains qui ont déjà renoncé a vraiment prise. Ces tensions entre instances de socialisation restent malheureusement toujours d’actualité pour produire des spirales de décrochage (chapitre III et IV). La relégation de certains quartiers, le renoncement politique à leur décloisonnement, pourrait même avoir accru l’emprise des pairs pour les collégiens dont les cercles de socialisation sont les mêmes dans l’établissement scolaire, dans les loisirs et dans le
voisinage.

Dans les conférences débats qui ont accompagné la sortie de l’ouvrage (plus de 300), j’ai souvent senti combien le décorticage de ces processus conduisant à l’échec pouvait produire des effets contradictoires. La démoralisation quand l’enseignant est seul, sans solutions pour remédier au constat. Ou au contraire la redynamisation, la motivation pour rejeter la caporalisation pédagogique et se mettre en réflexion sur ses propres pratiques. C’est évidemment à cette dernière perspective que la reparution de l’ouvrage veut contribuer.

Il doit ainsi sa large diffusion aux mouvements pédagogiques, aux syndicats enseignants et parents d’élèves qui y ont vu une occasion de travailler à transformer l’école, à contre-courant de l’air du temps anti-égalitaire et des prescriptions autoritaires.

Ces analyses, redevable à l’équipe ESCOL et au réseau RESEIDA dans lesquels j’ai suivi ma formation doctorale, ont ensuite été prolongés dans ces collectifs, et en échangeant avec d’autres laboratoires où se sont développés de tels travaux, qui essaient d’articuler l’analyse des enjeux sociaux des scolarités, l’étude de la transformation des contenus, celle des modalités pédagogiques, de leur appropriation par les enseignants comme la confrontation des élèves à ces situations pédagogiques selon leurs caractéristiques sociales. La recherche en éducation, si malmenée et méprisée, continue à avancer pour comprendre les processus inégalitaires et inviter les pratiques à s’en inspirer pour y remédier.

Stéphane BONNERY – le 09.02.2021


[1]
En ce qu’elles mesurent des choses non enseignées, et parce qu’elles évaluent des compétences dont il a été montré qu’elles peuvent être considérées comme présentes ou non chez un même élève selon la formulation des tâches, ce qui contredit totalement le postulat de PISA de l’existence de compétences stables et mesurables… Ces aspects ont été développés dans le dernier chapitre de : Stéphane Bonnéry (dir.) Supports pédagogiques et inégalités scolaires. Paris, La Dispute, 2015.

[2]
PISA 2015. Les défis du système éducatif français et les bonnes pratiques internationales. OCDE, 2016. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse que ce constat s’explique sans doute en partie du fait de l’influence et des préconisations de soi-disant « bonnes pratiques » de PISA… notamment l’individualisation pédagogique.

[3] Dans le cadre d’un ouvrage collectif de l’équipe CIRCEFT-ESCOL, nous avons depuis précisé le rôle des supports pédagogiques dans ces changements : Stéphane Bonnéry, Supports pédagogiques et inégalités scolaires, déjà cité.