Comprendre les parcours de ruptures scolaires Comprendre les parcours de « ruptures scolaires » et de « déscolarisation » des collégiens de milieux populaires Daniel THIN Maître de conférences en sociologie, groupe de recherche sur la Socialisation, université Lumière Lyon 2 Intervention de Daniel THIN sur la compréhension des parcours de « ruptures scolaires » et de « déscolarisation » des collégiens de milieux populaires à partir de ses recherches, sur les relations entre les familles populaires et l’école. Actes des séminaires interacadémiques 2001-2002 – Regroupement des acteurs des classes relais à site EDUSCOL. Mon intervention sera centrée sur la compréhension des parcours de « ruptures scolaires » et de « déscolarisation » des collégiens de milieux populaires, parcours qui sont ceux des collégiens passant par les classes relais. Elle se fonde sur mes recherches, sur les relations entre les familles populaires et l’école (1 d’une part, et sur le « désordre scolaire » dans les collèges (2) d’autre part, sur ma connaissance des classes relais, enfin sur une recherche qui débute et porte sur la reconstruction de parcours de « déscolarisation » et de « ruptures scolaires ». Mon propos se trouve donc à mi-chemin entre des analyses fondées sur des travaux achevés et des hypothèses ancrées dans ces analyses, mais qu’il reste à confirmer et à préciser par un travail d’étude de parcours de collégiens en voie ou en situation de « ruptures scolaires ». Les collégiens de milieux populaires sont les plus touchés par les » scolarités avortées » qui sont « dix fois plus fréquentes pour les enfants d’ouvriers que pour les enfants de cadres » (3) et qui surviennent plus tôt, avec des conséquences sociales plus importantes que pour des enfants d’autres catégories sociales. Pour l’essentiel, ce sont les collégiens qui fréquentent les classes relais et les autres dispositifs de prise en charge des élèves les plus réfractaires à l’ordre et aux logiques scolaires. Ces « scolarités avortées » et tumultueuses s’ancrent dans le rapport global des enfants des milieux populaires à la scolarisation et sont une variante, toujours possible, de la scolarisation des enfants des milieux populaires les plus démunis. On ne peut pas isoler les parcours des collégiens en « ruptures scolaires » de la question de la scolarisation des enfants des milieux populaires. On peut même soutenir que nombre d’élèves issus des mêmes milieux sociaux qui connaissant un cursus scolaire plus favorable restent dans un rapport difficile à leur scolarité et sont encore tentés ou menacés par les « ruptures scolaires » ou « la déscolarisation », même si celles-ci n’ont pas les mêmes conséquences que pour les collégiens. Je pense ici à des lycéens bien sûr mais aussi à des étudiants qui, bien que parvenus dans un cycle d’études supérieures, restent en difficultés au plan cognitif, ne parviennent pas toujours à se soumettre aux règles et exigences pédagogiques, restent » tiraillés » entre deux mondes et sont souvent proches du renoncement et parfois de la production de désordre. C’est d’ailleurs parmi eux que le taux d’abandon des études supérieures est le plus important. J’aurais ainsi tendance à relativiser la spécificité des collégiens de milieux populaires qui passent dans les classes-relais parce que, finalement, on s’aperçoit que des problèmes qui se ressemblent mais avec une acuité différente et un aboutissement différent se retrouvent pour nombre d’enfants des familles populaires les plus démunis à différents niveaux de la scolarité. D’ailleurs, les comportements des collégiens pris en charge dans les classes relais ne se démarquent pas d’une manière radicale des autres collégiens des quartiers populaires. De quelques comportements communs aux collégiens des quartiers populaires Les comportements que j’ai observés sont assez généralisés dans les établissements concernés mais avec des degrés d’intensité variables selon les élèves, selon les classes, selon les moments, selon les enseignants. Evoquons rapidement quelques caractéristiques de ces comportements. Les pratiques des élèves sont marquées par une absence de césure ou par une coupure peu marquée, en tout cas difficile à réaliser, entre le temps de la classe et le temps hors-classe. Cela se manifeste par un temps long pour se mettre au travail et pour adopter l’attitude attendue, par la poursuite de l’effervescence juvénile propre à la cour de récréation, par la conservation des tenues portées hors de la classe, etc. Cette conservation est très symbolique et constitue sans doute une manière de signifier qu’ils ne jouent pas vraiment le jeu, qu’ils sont dans la classe sans y être, pas vraiment entrés, encore ou déjà dehors, toujours prêts à sortir, à partir, qu’ils ne s’installent pas vraiment dans l’espace des apprentissages, qu’ils n’entrent pas dans leur rôle d’élève. Les attitudes des collégiens révèlent des corps insoumis aux contraintes scolaires, insoumission qui se dévoile à travers les mouvements incessants dans la classe, les prises de parole non réglées mais aussi les corps avachis voire inertes qui signalent que l’élève n’est pas dans le jeu scolaire, en tout cas qu’il ne participe pas scolairement aux activités pédagogiques de la classe. Les comportements sont faits également de contestations de l’autorité pédagogique : fréquentes provocations pour tenter de perturber le cours, « tactiques de réciprocité » (4), c’est-à-dire pratiques qui consistent à faire payer à l’enseignant la manifestation de son autorité ou les sanctions négatives, dénégation de l’autorité enseignante pouvant aller jusqu’à l’affirmation d’une autre légitimité ou d’une autre autorité dans la classe. La distance au jeu scolaire prend des formes qui perturbent moins directement l’ordre de la classe et qui consistent à éviter les contraintes scolaires sans nécessairement perturber le déroulement des cours. Ces tactiques d’évitement peuvent profiter des modes d’organisation des activités pédagogiques qui permettent de donner l’illusion à l’enseignant que les élèves participent, alors qu’ils n’effectuent pas les tâches demandées. Elles consistent à effectuer le moins de travail possible en essayant de ne pas s’attirer d’ennui, elles utilisent les nombreuses ressources de l’organisation du collège (infirmerie, bureau des surveillants…). Finalement, avec ces tactiques pour se frayer une voie hétérodoxe à travers la temporalité scolaire, c’est une sorte de chemin buissonnier que les élèves tentent et parviennent à dessiner au sein même de l’espace et du temps scolaire. Ces comportements ne sont pas le fait de quelques individualités dans les collèges de quartiers populaires. De très nombreux élèves les mettent en œuvre avec plus ou moins d’intensité et la plupart des élèves sont le plus souvent des spectateurs actifs, complaisants voire encourageants, des frasques, des bagarres simulées ou réelles, etc. Contrairement à la croyance de nombre d’agents de l’institution scolaire qui pensent que l’on pourrait réduire le « désordre » scolaire en isolant les élèves les plus perturbateurs, il n’y a pas de véritable solution de continuité entre les élèves les plus perturbateurs ou les plus en « ruptures scolaires » et les autres. Ambivalence des collégiens des milieux populaires Pour en terminer avec les caractéristiques des collégiens des milieux populaires les plus réfractaires aux logiques scolaires, je soulignerai leur forte ambivalence à l’égard de l’école et de la scolarisation. L’ambivalence est déjà présente dans la revendication de leurs compétences ou de leurs possibilités scolaires, au moins potentielles, en même temps qu’ils affirment leur rôle de perturbateurs, de « oufs », etc. Elle est également visible dans leurs rapports aux enseignants : on observe une sorte de jubilation quand ils savent qu’ils peuvent désorganiser un cours avec tel enseignant et la manifestation de leur intérêt ou de leur attachement pour les enseignants avec lesquels l’ordre est plus clairement établi. L’ambivalence se voit encore si on observe qu’il existe de fortes attentes à l’égard de l’école qui peuvent se combiner avec un rejet de celle-ci. Et l’on voit des collégiens continuer à vouloir obtenir une reconnaissance scolaire (« Je ne suis pas nul ! ») tout en contestant l’école et l’intérêt qu’elle représente ou rêver de réussite tout en se montrant incapables de se soumettre aux exigences scolaires… L’ambivalence peut être rattachée aux contraintes ou aux injonctions contradictoires, paradoxales dans lesquelles les élèves sont souvent pris : exigences scolaires versus contraintes familiales, attentes scolaires à l’égard de l’élève versus système d’obligations propre au groupe de pairs, respect de l’autorité professorale versus loyauté à l’égard des pairs. Ces contraintes peuvent passer par des demandes et des discours incompatibles qui placent l’élève dans une situation intenable. Sans doute, pour les collégiens les plus en rupture avec la scolarisation, l’ambivalence tend à se résoudre en refus de la scolarisation, mais je crois que chez nombre d’entre eux l’ambivalence persiste longtemps. L’articulation de différentes dimensions qui font processus Le fondement des difficultés de scolarisation d’une partie des élèves des milieux populaires réside dans la rencontre, la confrontation entre ce que vivent les élèves hors du collège et ce qu’ils vivent dans le collège, entre le monde dans lequel vivent les élèves et le monde du collège, entre les logiques familiales, les logiques des quartiers populaires et les logiques scolaires. Les collégiens des quartiers populaires les plus socialement désavantagés partagent une même expérience de la tension entre les exigences scolaires et leurs autres expériences. Ces tensions peuvent être la source d’un refus de l’école et de la scolarisation, même si tous ne sont pas conduits à une rupture scolaire tels que ceux qui sont envoyés dans les classes relais. On peut penser que les élèves les plus en rupture cumulent les tensions et que, dans le cadre de cette tension, des processus entrecroisant les histoires scolaire, familiale, liées au quartier, peuvent conduire aux ruptures scolaires les plus marquées. Si l’on veut comprendre les parcours de « déscolarisation », il faut les comprendre dans le cadre de cette « problématique » de la scolarisation des enfants des milieux populaires. Il faut s’efforcer de saisir les connexions entre les différents événements biographiques des jeunes comme de comprendre l’enchevêtrement des processus et des événements. Par exemple, essayer de saisir le type de réaction familiale aux événements scolaires marquants ou les effets des péripéties de la vie familiale sur la scolarité, ou encore comment la tension entre sociabilité juvénile des groupes de pairs et « jeu scolaire » peut se résoudre au « profit » du pôle des groupes de pairs si les résultats scolaires ne sont pas à la hauteur des espérances et comment l’attraction des pratiques juvéniles les moins scolaires peut renforcer les difficultés scolaires. Ainsi, « ruptures scolaires » et « déscolarisation » ne peuvent être réduites à des dysfonctionnements familiaux ou scolaires, à des situations d’anomie mais doivent être envisagées comme l’aboutissement de processus se déroulant dans une configuration de relations et de contraintes d’interdépendance contradictoires, concurrentielles, divergentes. Les éléments d’analyse présentés ci-dessous ne sont donc séparés que pour l’exposé. Ils ne le sont pas en pratique dans les parcours de ces collégiens : c’est dans l’enchaînement ou dans l’articulation de différentes dimensions que l’on peut ou doit trouver les fondements des parcours de « ruptures scolaires » et de « déscolarisation ». L’expérience scolaire et le rapport au savoir… Essayons d’imaginer ce que peut être l’expérience des apprentissages scolaires d’un enfant issu d’une famille que tout éloigne de la culture scolaire. Il n’y a aucune raison de penser un rapport négatif, totalement négatif d’emblée. Certes, l’enfant a pu entendre ses parents relater ou évoquer des souvenirs scolaires négatifs tout en affirmant d’ailleurs l’importance de l’école. Certes, il ne fait guère de doute qu’un des premiers sentiments est un sentiment d’étrangeté du monde de l’école et des savoirs scolaires. Ceci ne suffit pourtant pas à construire un rapport négatif a priori à l’école et aux apprentissages scolaires. On connaît d’ailleurs des élèves en nombre non négligeable qui dépassent ce sentiment d’étrangeté pour s’identifier positivement au mode de l’école et de ses savoirs. C’est dans l’expérience scolaire, articulée avec l’histoire et la socialisation familiales, que se construit le rapport aux apprentissages scolaires. Cette dimension est importante car si les « ruptures scolaires » ne peuvent s’expliquer uniquement par des difficultés cognitives, tous les élèves en « ruptures scolaires » construisent un rapport négatif aux apprentissages scolaires et au travail scolaire. Concernant cette question des savoirs et des apprentissages scolaires, on peut formuler plusieurs remarques. Les difficultés cognitives commencent avec le langage de l’école dans lequel nombre d’élèves ont du mal à entrer. Pour parler comme Bernard Lahire (5), passer d’un langage oral-pratique, fortement implicite, enraciné dans le contexte d’énonciation, à un langage scriptural-théorique, plus explicite et à prétention plus universelle est une difficulté à laquelle les enfants des milieux populaires sont confrontés. Du même coup, ils sont confrontés à une tension entre la socialisation familiale et la socialisation scolaire tant la socialisation passe par le langage. Il existe souvent un malentendu sur ce que doit être un bon élève. Nombre d’élèves des milieux populaires semblent penser qu’être un bon élève, c’est d’abord bien remplir ses devoirs d’élèves, travailler, répondre aux enseignants, etc., idée renforcée sans doute par le discours des parents qui valorisent avant tout cette dimension, notamment parce qu’ils maîtrisent peu la dimension cognitive. Lorsque cette application à être un bon élève ne suffit pas, il en résulte une incompréhension des sanctions négatives du travail effectué (c’est le : « mais j’ai pourtant beaucoup travaillé » que l’on entend jusqu’à l’université). Autre malentendu : faute de comprendre les intentions pédagogiques des enseignants, les élèves tentent de répondre à leurs demandes à partir de ce qu’ils savent faire comme cette élève en classe de primaire qui essayait de repérer les mots qu’elle connaissait dans les listes proposées par l’enseignant pour répondre « juste » quand celui-ci demandait de lire ce mot. Elle générait l’illusion pour l’enseignant comme pour elle qu’elle savait lire ce qui n’était pas le cas. On pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte d’adaptation désespérée qui désespère davantage lorsqu’il apparaît qu’elle ne produit pas des résultats scolaires à la hauteur des attentes. Evoquons encore les évaluations du type « passable », « insuffisant » ou « nul » qui fonctionnent comme autant de qualification négative de l’élève lui-même et qui génère le sentiment d’indignité comme celui d’injustice. A propos d’évaluation, il faut dire un mot des « erreurs évaluatives » ou des injustices évaluatives que peuvent produire les enseignants à leur corps défendant. Exemple : en CP les enfants doivent travailler les notions « devant » et « derrière ». L’enseignant leur propose un travail qui les place devant des objets dessinés (un camion, une caravane…) orientés vers la droite et on leur demande si le camion est devant le cheval ou derrière. Premier problème : on dit devant alors que l’on présente les choses de droite à gauche. Peut-être qu’un enfant sait ce qu’est devant et derrière en pratique mais on est en train de lui demander ce qu’est devant et derrière vu de droite à gauche. Poursuivons l’exemple : une enfant dit : « j’ai eu A partout à mes évaluations sauf à devant et derrière mais c’est parce que je ne savais pas ce qu’était un mobil home ». Or, l’enseignante qui ne sait peut-être pas que l’enfant ne connaît pas ce qu’est un mobil home… conclut à une difficulté avec les notions de devant et derrière. On se trouve confronté à un malentendu sur ce que l’on évalue et quand on entend des collégiens dire « c’est injuste, il m’a mal évalué… », ils peuvent renvoyer à ce genre de malentendu. Compte tenu des écarts entre la socialisation primaire (dans la famille) et la socialisation scolaire, il est probable que cette situation se renouvelle plus souvent pour les enfants des milieux populaires les plus démunis au plan scolaire. En outre, l’enfant qui ne peut dire cela à personne parce que chez lui on ne peut donner du sens à ce genre de question, qui vit un grand nombre de fois ces malentendus, des injustices interprétatives de la part de l’enseignant peut se construire très jeune et progressivement le sens de l’injustice de la situation scolaire sans que jamais il y ait des injustices manifestes et « voulues ». On pourrait ajouter que, si la difficulté à conférer un sens aux savoirs scolaires (6 est grande pour beaucoup d’élèves, elle l’est d’autant plus pour les élèves de milieux populaires qui n’ont pas de référence familiale leur permettant de répondre à la question « à quoi ça sert ? ». Les savoirs construits ou transmis à l’école ont de plus en plus de sens par rapport à une finalité lointaine et ce dès l’école élémentaire. Or, dans les familles populaires aux parents peu ou pas scolarisés, il y a peu d’outils pour raccrocher les apprentissages à ces finalités lointaines (on tente plutôt de les raccrocher à une opérationnalité immédiate et pratique). Accepter d’apprendre à l’école, c’est accepter de différer le temps où cela va être utile ou rentable, c’est en quelque sorte être dans une logique d’épargne cognitive. C’est d’autant plus difficile que l’on n’a pas les outils évoqués à l’instant et que l’on est dans un rapport au temps qui ne permet pas de se projeter facilement vers l’avenir. Sans doute aurions-nous beaucoup à gagner à saisir comment les collégiens les plus réfractaires à l’ordre scolaire ont vécu plus que d’autres ces malentendus et ces « injustices » ou ce qu’ils ont ressenti comme tel. Lorsque, confrontés à l’évaluation négative de leur travail, ils disent « ce n’est pas juste », ils renvoient peut-être bien à ces dimensions de leur expérience scolaire. Il y a là un facteur de « ruptures scolaires » à considérer avec attention car l’hostilité ambiguë à l’école est aussi le produit d’une déception et d’un sentiment d’injustice qui se combine avec la tension entre la socialisation primaire et la socialisation scolaire. En outre, cette expérience scolaire est aussi productrice d’un sentiment de disqualification de soi, d’un sentiment d’indignité de soi (« On est nuls ! », « on est la classe des nuls ! »). Ces sentiments ne sont sans doute pas étrangers à l’agressivité témoignée à l’égard des agents de l’institution scolaire ou aux différentes formes de retrait du jeu scolaire. La tension entre la socialisation primaire (familiale) et la socialisation secondaire (ici scolaire) Les difficultés d’apprentissage s’articulent à la tension entre la socialisation scolaire et la socialisation familiale. Cette tension est au cœur de la confrontation entre les logiques scolaires et les logiques familiales. La confrontation avec la socialisation familiale Elle se manifeste dans l’écart entre le mode d’autorité familial et le mode d’autorité à l’école, dans l’écart entre l’approche familiale des apprentissages scolaires et celle des enseignants, dans la différence entre le rapport instrumental à l’école, présent dans nombre de familles populaires et le rapport pédagogique au savoir, ou encore dans la fréquente discordance entre les contraintes domestiques des familles et les exigences scolaires, etc. Mode d’autorité Prenons l’exemple du mode d’autorité. Dans les familles populaires, l’autorité des parents et le mode d’action sur les enfants reposent surtout sur le principe d’une contrainte extérieure qui suppose une surveillance directe (« Il faut être derrière »). L’autorité se manifeste sous forme de sanctions contextualisées, c’est-à-dire appliquées directement à l’acte répréhensible ou réprouvé et ayant pour intention d’abord d’interrompre celui-ci. Du coup, ce mode d’autorité implique que l’autorité, inséparable du contexte dans lequel il s’applique, ne peut s’exercer que par la présence physique des parents. Du coup, encore, la sanction tend à primer la justification de la sanction en même temps que l’acte réprouvé est davantage visé que l’intention de son auteur. On est ici à l’opposé de pratiques qui viseraient de manière privilégiée à transmettre et à faire intérioriser une morale par un discours éducatif, à produire des dispositions, par explicitation de principes moraux, qui permettent aux enfants de faire eux-mêmes la part des choses, de discerner les « bonnes » influences des « mauvaises ». Il s’agit davantage de surveiller, d’interdire ou de limiter les actions des enfants, particulièrement à l’extérieur du domicile familial, que d’inculquer des règles de sécurité, de moralité… auxquelles les enfants soumettraient leurs comportements. En d’autres termes, les pratiques des parents des familles populaires agissent davantage par contrainte extérieure qu’elles ne visent à générer une auto-contrainte chez leurs enfants. Or, à l’inverse, l’École aujourd’hui valorise l’autonomie entendue comme capacité des enfants à se conduire d’eux-mêmes conformément aux règles de la vie scolaire et plus largement sociale (c’est un des principes de l’autonomie scolaire dont on parle tant aujourd’hui). Cette différence a pour conséquence (entre autres) que les parents sont souvent perçus par les enseignants comme défaillants du point de vue de l’autorité qu’ils exercent sur leurs enfants (à la fois « trop rigides » et « trop laxistes »), « défaillance » qui serait à la source des comportements non conformes aux règles scolaires de certains enfants des milieux populaires. A l’inverse, cette confrontation des modes d’autorité est porteuse d’une disqualification potentielle des parents. En tout cas, ceux-ci peuvent se sentir deux fois disqualifiés : une fois parce qu’ils maîtriseraient insuffisamment les comportements de leurs enfants ; une fois parce que les modalités de leur action sur ces comportements seraient trop brutales ou attentatoires à l' »autonomie » des enfants. Ce sentiment de disqualification peut contribuer à désarmer l’autorité des parents là où on voudrait la renforcer, surtout si on considère que les enfants eux-mêmes, découvrant à l’École un autre mode d’autorité, d’autres principes de légitimité des adultes, peuvent mettre en cause l’autorité parentale « traditionnelle ». Le rapport à la scolarité Poursuivons avec le rapport à la scolarité des familles populaires. On doit affirmer d’abord qu’il n’existe pas de désintérêt des familles populaires à l’égard de la scolarité des enfants, même si cet intérêt ne se manifeste pas conformément aux souhaits des enseignants. L’École est incontournable pour les parents qui attendent de celle-ci des effets concrets sur la vie sociale de leurs enfants. Le sens de la scolarisation pour les familles populaires réside dans les possibilités sociales qu’elle génère et dont elle porte la promesse, que ce soit en termes de débouchés professionnels ou en termes de savoirs permettant de « se débrouiller » dans la vie quotidienne. Pour ces parents, chaque instant de la vie scolaire, comme chaque activité pédagogique, est appréhendé et doit s’inscrire directement dans la perspective de l’efficacité sociale. Autrement dit, les activités scolaires ne prennent sens que s’ils peuvent les relier aux objectifs sociaux qu’ils assignent à la scolarisation de leurs enfants. Par conséquent, toutes les activités qui semblent détourner les enfants des apprentissages dits fondamentaux et ne semblent pas participer à l’amélioration des résultats scolaires sont plus ou moins suspectes à leurs yeux et ne prennent pas sens dans la logique de scolarisation des familles populaires. Dès lors que le savoir ne peut venir que de l’École et que les enjeux sociaux sont primordiaux, les parents ne comprennent pas que le temps de l’École soit détourné des acquisitions qu’ils jugent fondamentales. Cette logique conduit les parents à focaliser leur attention sur l’apprentissage des savoirs qu’ils estiment centraux et à séparer nettement ce qui leur semble utile pour la scolarité de ce qui leur paraît très secondaire. En outre, on observe une opposition entre des parents qui attendent de l’École des savoirs appréhendables dans leur opérationnalité immédiate et pratique et la logique pédagogique qui s’inscrit dans la durée, qui fonde le sens des apprentissages dans des objectifs plus lointains et plus généraux ou plus universels, dont les finalités ne se dévoilent qu’à long terme dans la maîtrise de procédures intellectuelles abstraites. Cette tension est également au principe des réticences de nombreux parents face aux activités pédagogiques qui apparaissent ludiques, face aux sorties, classes transplantées, etc. D’une part, elles ne semblent pas rentables immédiatement et leur finalité en termes d’apprentissages n’apparaît pas d’emblée alors que les activités plus sérieuses et plus laborieuses permettent, pour les parents, l’apprentissage d’un contenu et surtout l’amélioration sensible des résultats scolaires. D’autre part, elles s’opposent à la logique du sérieux et du travail qui, au regard des familles populaires, préside à la scolarité et elles rencontrent la forte coupure entre jeu et travail caractéristique des classes populaires. Cette opposition rejoint les questions des élèves qui se demandent à quoi ça sert ce qu’on leur enseigne et qui ne peuvent rattacher une large partie des savoirs transmis à un objectif ou à une pratique facilement identifiable dans leur « milieu » d’origine. Il faut prendre en compte ce rapport à la scolarité, associé au fort sentiment d’incompétence et d’illégitimité en matière scolaire pour comprendre par exemple la manière dont les parents agissent à l’égard du travail scolaire de leurs enfants. En gros, ils oscillent entre une attitude de « retrait » considérant qu’ils ne peuvent aider leurs enfants voire qu’ils peuvent leur nuire en intervenant dans le travail scolaire et une attitude de « surinvestissement » consistant à en rajouter par rapport à la demande des enseignants. Les pratiques familiales vis-à-vis de la scolarité sont toujours des manières de s’approprier la situation scolaire que les parents ne peuvent contourner. Les modalités de cette appropriation entrent en contradiction avec les attentes et les souhaits des enseignants. Le « suivi distant » d’une partie des parents est jugée insuffisant, mais lorsqu’ils s’impliquent davantage dans la scolarité de leurs enfants, ils le font selon des modalités non conformes aux méthodes et aux principes pédagogiques. Ainsi, les pratiques de « sur-scolarisation » sont contraires à la logique pédagogique d’aujourd’hui qui suppose l’apprentissage de l’autonomie dans le travail scolaire et par là plus largement dans la vie sociale. Pour les enseignants, les parents, qui méconnaissent l’autonomie encadrée qu’ils préconisent, oscillent entre le laxisme et l’excès de contrainte en matière de scolarité, tombant ainsi de Charybde en Scylla. Dès lors, le malentendu est souvent grand entre les parents et les enseignants. De nombreux parents ne peuvent comprendre les remarques et les critiques des enseignants qui leur reprochent les trop grandes contraintes qu’ils font peser sur le travail scolaire de leurs enfants, car ils sont convaincus de faire tout leur possible pour la scolarité de leurs enfants. De la même manière, ils ne comprennent pas que les résultats scolaires ne s’améliorent pas malgré l’accumulation des exercices « scolaires » à la maison et quelques-uns s’interrogent alors sur la qualité pédagogique des enseignants. Des familles fragilisées Cette tension entre les logiques familiales et les logiques scolaires semble exacerbée dans nombre de familles dont les enfants sont en « ruptures scolaires » ou en cours de « déscolarisation » comme nous le montre l’analyse des dossiers de collégiens prise en charge dans des dispositifs relais. Elle est d’autant plus exacerbée que les familles sont fragilisées par les conditions sociales d’existence qui ne sont pas sans effet sur leur rapport au monde et aux autres. Temporalité On peut ainsi parler de la temporalité produite par la précarité et qui éloigne des temporalités scolaires et, plus largement, institutionnelles. L’école, c’est le mode de la régularité temporelle, du découpage réglé du temps, du temps scandé par les horaires des cours, les récréations, les vacances, les devoirs à effectuer… C’est aussi le monde où l’on attend des élèves qu’ils sachent organiser leur temps pour remplir leurs devoirs d’élèves à temps, dans les temps, qu’ils sachent anticiper sur les différentes tâches à remplir, sur les échéances et même qu’ils sachent travailler pour le long terme, en dehors de toute échéance précise et à court terme… Lorsque l’on regarde du côté des familles les plus précarisées, c’est une tout autre forme de temporalité qui se dégage, une temporalité que l’on pourrait qualifier de temporalité de l’urgence et de l’instable ou de l’imprévu comme le montre une recherche (7) auprès de familles vivant des situations de précarité économiques souvent associées à d’autres difficultés (dissociation familiale, problèmes de santé, etc.). Dans ces familles, on peut voir une dimension d’urgence récurrente. On se retrouve face à des personnes pour qui la vie est vécue comme une suite de coups plutôt mauvais que bons. La précarité, associée à un rapport négatif aux institutions, ainsi qu’aux fréquents accidents biographiques, produit l’impression que le temps n’est plus maîtrisable : la vie apparaît comme une suite d’événements qui surviennent malgré soi, malgré tout. Cette dimension n’est sans doute pas sans lien avec les formes d’instabilité observables chez de nombreux collégiens en » ruptures scolaires « . Dégradation des conditions d’existence et dévalorisation familiale On peut ajouter pour nombre de familles des parcours de dévalorisation et de disqualification familiales. Ce parcours passe par la question du travail : la perte de l’emploi ou la précarité de l’emploi bien sûr, mais aussi le sentiment d’une dégradation matérielle et symbolique de l’emploi occupé que ce soit par des emplois jugés dégradants ou par la dévalorisation relative d’un emploi antérieurement mieux perçu. Les travaux de S. Beaud (8) ont montré comment l’évolution du rapport des pères ouvriers au travail (le sentiment de disqualification, de dévalorisation) ainsi que celle du rapport des parents au lieu d’habitation (9) participent à la production d’un certain type de rapport à l’école et à la production de formes d’incompréhension entre générations d’une même famille. Le sentiment de dévalorisation des parents, perçu par leurs enfants, peut conduire à une sorte de disqualification des parents aux yeux de ces derniers, surtout lorsque sont valorisés dans l’ensemble de notre société et jusque dans l’école des emplois du tertiaire ou de haute technicité. Dans ces conditions, l’altération des liens familiaux (ruptures conjugales, fragilisation des liens entre un des parents et les enfants), qu’elle soit la cause ou la conséquence des processus précédents, est un élément qui s’ajoute pour fragiliser tout à la fois le contrôle que les parents peuvent exercer sur leurs enfants et la reconnaissance de leur autorité par ces derniers. Ajoutons que ces processus peuvent s’accompagner d’un affaiblissement des réseaux de sociabilité et de solidarité de la famille, affaiblissement qui rend plus improbable encore non seulement la « remontée sociale » mais aussi le maintien d’un encadrement éducatif stable des enfants. On peut penser que certains élèves en « ruptures scolaires » sont des enfants de milieux populaires issus de familles qui, pour différentes raisons, se trouvent en dehors du réseau de sociabilité populaire « ordinaire ». J.-C. Chamboredon montrait déjà dans les années 70 que les familles de « délinquants » étaient souvent des familles relativement disqualifiées à l’intérieur de leur propre groupe social (10). Le risque de disqualification de la famille par la scolarisation Concernant la disqualification des parents aux yeux de leurs enfants, il faut insister sur la contribution de l’école ou de la scolarisation à cette disqualification symbolique et du coup à l’altération des liens familiaux. On peut lister les effets potentiels de la scolarisation de ce point de vue : la production d’un sentiment d’incompétence des parents à leurs yeux comme à ceux de leurs enfants ; le sentiment de honte des enfants quand ils s’aperçoivent que leurs parents, le père ou la mère, ne comprennent pas ce que disent les enseignants ou ce que l’école demande, etc., ne maîtrisent pas les compétences scolaires, les processus institutionnels, ne maîtrisent pas le Français standard, c’est-à-dire scolaire, institutionnalisé, etc. Tout se passe comme si l’école, à défaut de réussir à transmettre les savoirs scolaires à ces enfants, parvenaient à leur transmettre l’illégitimité de leurs origines. D’une certaine manière, l’école risque souvent d’être la négation de la famille ou de la socialisation primaire pour les enfants des familles les plus éloignées de l’univers scolaire et les moins conformes au modèle familial dominant. Lorsqu’un collégien d’Amiens déclare : « les profs, ils insultent nos parents », il n’a peut-être jamais entendu qui que ce soit au collège insulter explicitement ses parents. En revanche, il exprime le sentiment que l’école, par ce qu’elle véhicule, disqualifie son milieu d’origine. A chaque fois que l’on présente certaines pratiques comme impératives et à prétention universelle (et à connotations morales) ou que l’on stigmatise certaines pratiques (« il faut lire », « on ne parle pas comme cela », « ce n’est pas une tenue ! », etc.) et que ces pratiques valorisées sont très éloignées des pratiques familiales ou que les pratiques stigmatisées renvoient à des pratiques familiales, les enfants voient certaines de leurs manières de faire, héritées de leurs propres parents, disqualifiées, rabaissées… Autrement dit, les enfants, à travers la sanction de leur comportement, peuvent voir sanctionner des savoirs et manières de faire familiaux qui les renvoient à l’indignité culturelle de leurs origines. On est là sur un problème particulièrement difficile car l’école peut ainsi contribuer à disqualifier les familles au moment où elle déplore leur « perte d’autorité » et, plus les familles sont en situation difficile au plan social comme au plan de l’éducation de leurs enfants, plus le risque de disqualification par l’école grandit car l’écart entre ce que l’école attend des parents et ce qu’ils peuvent faire grandit. De ce point de vue, le phénomène est sans doute à son paroxysme lorsque s’accumulent sur l’élève les sanctions pour son indiscipline, sanction qui apparaissent plus ou moins comme des sanctions de la famille incapable de remédier au comportement de leur progéniture. Le groupe de pairs Troisième dimension à prendre en compte dans les parcours des collégiens : les relations des collégiens avec leurs pairs. On sait l’importance de la sociabilité juvénile dans les quartiers populaires. On sait également que les formes de cette sociabilité peuvent être contradictoires ou en tension avec les règles et exigences scolaires, que ce soit dans le domaine langagier, dans celui des comportements, des codes vestimentaires, etc. (11) On peut dire, que dans de nombreux cas, les collégiens de milieux populaires sont en quelque sorte sommés de choisir entre leurs sociabilités juvéniles, les pairs, les amis qui participent de leurs liens affectifs, de leur existence ordinaire et l’école. Les logiques de la sociabilité juvénile d’un côté, les logiques scolaires de l’autre peuvent ainsi fonctionner comme des injonctions contradictoires, au point que réussir à l’école peut constituer une stratégie trop coûteuse. Les élèves peuvent ainsi être pris dans un conflit de loyauté et, à la limite, et d’une certaine manière, les provocations, incartades, refus de travailler et autres pratiques perturbatrices de l’ordre scolaire peuvent être des manifestations de loyauté au groupe de pairs et à la culture de rue à laquelle ils participent. Pour nombre de collégiens que nous avons observés, tout se passe comme s’il s’agissait de montrer qu’ils jouent le jeu scolaire sans vraiment le jouer ou qu’ils sont capables de jouer le jeu sans s’y soumettre entièrement. Tout se passe également comme si un certain nombre d’élèves tentaient de donner à la fois des signes d’allégeance aux règles scolaires et des signes de fidélité aux manières d’être et de faire des collégiens issus des mêmes groupes sociaux et habitant les mêmes quartiers populaires. (Exemple d’ambivalence dans le cas d’une collégienne réussissant son exercice mais refusant de le montrer à l’enseignant). On peut dire encore que l’école peut apparaître comme le lieu de l’insécurité, non pas au sens des trop fameuses « violences scolaires », mais au sens où les enfants de milieux populaires y sont dans cet écart entre ce qu’ils vivent et ce qu’ils sont en dehors de l’école et ce que propose ou impose l’école. Insécurité encore au sens où, dans l’univers scolaire, ils ne sont jamais sûrs de jouer le rôle attendu et de jouer le jeu scolaire gagnant. Par contraste, le groupe de pairs peut apparaître comme la sécurité dans l’école et en-dehors, car il renvoie à un univers connu, maîtrisé et éventuellement protecteur contre les stigmates des difficultés scolaires. C’est également l’univers que l’on retrouve dans le quartier où l’on vit, que l’on retrouve à la sortie de l’école alors que l’univers de l’enseignant reste confiné dans l’espace scolaire. Ainsi, rompre avec le groupe de pairs (comme autrui significatif ou autrui significatif collectif) revient à s’éloigner d’une configuration où l’on est reconnu, où les dépendances sont fortes mais déterminées par des codes, des rites que l’on connaît. Cela revient à entrer dans l’insécurité de l’aventure scolaire. Cela revient à abandonner un univers symboliquement sûr pour l’univers scolaire dans lequel il y a plus d’incertitude, moins de reconnaissance de soi, où la reconnaissance est à conquérir et toujours à reconquérir. Réussir à l’école peut être extrêmement coûteux si cela implique une rupture avec les pairs, les liens immédiats, de même qu’avec les valeurs de son système culturel et symbolique… On pourrait reprendre le principe wébérien qui dit : j’obéis à une règle tant que l’intérêt à lui obéir est plus fort que l’intérêt à lui désobéir. Pour un certain nombre de collégiens de milieux populaires, ce qui précède revient à dire : l’intérêt à ne pas obéir à la règle scolaire ou du moins à ne pas jouer le jeu scolaire est plus fort que l’intérêt à lui obéir. Il y a un fort enjeu éducatif à convaincre les collégiens que leur « intérêt » est du côté de l’école. Ajoutons que le groupe de pairs risque de jouer d’autant plus un rôle de sécurité ou de refuge lorsque la configuration familiale ne semble pas permettre au jeune de trouver une place qui le satisfait, lorsque les parents sont disqualifiés à ses yeux… et lorsque l’école, loin d’apporter les satisfactions attendues, apporte au contraire sentiment d’injustice et de honte de soi. On voit que la production des « ruptures scolaires » se comprend d’autant mieux que l’on articule les trois dimensions principales de la vie des collégiens. C’est dans la combinaison de ces trois dimensions, combinaison qui prend en compte la scolarisation elle-même, et non pas dans des facteurs strictement extérieurs à celle-ci (les familles « déstructurées » par exemple), combinaison prenant des formes singulières dans chaque parcours mais reproduisant les tensions entre les « mondes » habités par les collégiens, que se construisent les processus de « ruptures scolaires » et de « déscolarisation ». L’institution scolaire et la relation pédagogique Associé à ces processus, il semble bien qu’il existe des facteurs ou des éléments liés à l’institution scolaire, à son organisation, à sa manière de faire face aux « ruptures scolaires » et au « désordre scolaire » qui concourent à précipiter (au double sens de hâter et au sens de produire par séparation et par solidification) les « ruptures scolaires » et la « déscolarisation ». Le passage de l’école élémentaire au collège Ce qui frappe dans un collège, c’est un encadrement que l’on pourrait qualifier de fragmenté par opposition à la continuité de l’encadrement dans les écoles élémentaires et par opposition à la recherche de cohérence et à l’encadrement éducatif qui laisse peu ou moins de place aux interstices, au jeu avec les contradictions entre « éducateurs » dans les classes relais. Dans les écoles élémentaires, les enseignants sont bien identifiés, ils sont au contact avec les élèves 6 heures par jour et parfois davantage, le « hors-classe » est pris en charge par les enseignants, etc. L’introduction de nouveaux intervenants comme les aides éducateurs ne semble pas avoir, pour l’instant, fragmenté la prise en charge éducative des écoliers. Au collège, on connaît la forte rotation des enseignants devant les élèves, la multiplicité des adultes aux fonctions différentes et pas toujours bien identifiées. Il existe une division des espaces articulée à une division du travail éducatif et de maintien de l’ordre scolaire. Tout cela concourt à créer les conditions d’une accélération ou d’une production des « ruptures scolaires », davantage sans doute que l’âge des collégiens. D’une certaine manière, les dispositifs relais renouent avec l’encadrement étroit avec des adultes plus facilement identifiés… La division du travail, moins forte que dans les collèges mais pourtant bien réelle, ne conduit pas à un morcellement des différentes dimensions du comportement de l’élève. L’ensemble de son comportement est connu par tous les « éducateurs » (éducateurs spécialisés comme enseignants). Il est discuté, apprécié, analysé collectivement et les sanctions positives ou négatives de ce comportement se veulent des décisions de l’ensemble du dispositif engageant l’ensemble de ses protagonistes. Cela induit un encadrement « serré » des jeunes avec une prise en charge incessante quand ils sont dans le dispositif. Les formes de prise en charge des comportements perturbateurs Le désarroi des enseignants face à des collégiens non conformes au modèle d’élève attendu Nombre d’enseignants souhaiteraient des collégiens déjà constitués comme élèves, pour lesquels les règles de l’école iraient de soi et qui manifesteraient une appétence spontanée pour les apprentissages scolaires. Or, le travail d’institution des collégiens comme élèves demande ici non seulement à être accompli dans le cours même de l’action pédagogique mais ne porte que difficilement ses fruits et paraît sans cesse à recommencer, ses résultats étant toujours fragiles. On note une forte tendance à séparer ce qu’on appelle socialisation, c’est-à-dire travail pour rendre le jeune scolarisable, pour qu’il ait un comportement d’élève et apprentissages scolaires. Tout se passe comme s’il fallait effectuer cette socialisation préalable avant d’enseigner et la question de la « socialisation » dans le cours même des apprentissages et à travers eux est rarement posée. Du même coup, la question de la « socialisation » risque d’être renvoyée à d’autres, par exemple aux classes relais. L’observation des classes et le discours des enseignants conduisent à parler d’un sentiment d’insécurité pédagogique au sens où tout est toujours à refaire, où la classe est toujours menacée d’un dérapage… où plane la possibilité d’un enfermement dans une hostilité réciproque, dans une situation de conflit d’où l’on ne peut sortir que par un « vainqueur » et un « vaincu », avec le risque de perdre la face pour l’un des protagonistes. Parfois le souci d’éviter ces situations, de prévenir un conflit frontal avec les collégiens les plus en rupture avec le jeu scolaire amène les enseignants à tolérer à leur endroit des pratiques qu’ils n’acceptent pas pour d’autres, rompant ainsi le principe d’un traitement égal de tous les collégiens. L’évitement des affrontements directs devient ici « stratégies de survie » (12 ou de protection qui peut aller pour quelques jeunes enseignants observés jusqu’à poursuivre leur cours dans un fort brouhaha alors que les collégiens ne s’occupent quasiment pas de ce qu’ils font ou de ce qu’ils disent. Lorsqu’un enseignant « craque » ou se laisse déborder par son exaspération, il sort du registre de rôle attendu et institué par sa fonction d’enseignant qui suppose une action selon des règles impersonnelles et non pas selon les humeurs du pédagogue. Du même coup, il se rapproche du registre des relations personnelles qu’entretiennent les adolescents entre eux. Dans ce genre de situation, les collégiens répliquent fréquemment dans le registre qui est celui qu’ils connaissent dans leur quartier ou dans la cour du collège, notamment le registre de l’honneur qui suppose que l’on réplique à l’offense ou à l’agression subie. Tout se passe comme si l’enseignant qui déroge aux règles scolaires associées à sa fonction « autorise » ou « provoque » une transgression en retour de la part du collégien et un déplacement de l’affrontement sur un terrain non scolaire et selon des modalités elles aussi non scolaires, plus proches des logiques d’affrontement des jeunes des quartiers populaires. En outre, quand un élève déclare « Vous n’avez pas le droit ! », il effectue peut-être vraiment un rappel aux règles de la fonction pédagogique et montre par là qu’à défaut de maîtriser et de respecter les règles scolaires, il en connaît bien quelques-uns des principes au point de trouver insupportable que l’enseignant lui-même les enfreigne. En sortant du rôle attendu, l’enseignant risque alors de conforter une opposition qui fait de lui non pas le détenteur de l’autorité pédagogique mais un adversaire auquel on peut appliquer les principes de l’affrontement entre groupes rivaux (13). Une relation qui prend parfois la forme d’un clivage entre eux et nous La mise en cause de soi au plan professionnel et parfois au plan personnel, vécue par les enseignants ainsi que la question de l’acceptabilité morale des collégiens contribuent à construire une séparation ou une opposition de type « eux »/ »nous » entre enseignants et collégiens. On a beaucoup écrit que les jeunes de milieux populaires sont pris dans des processus identificatoires qui les conduisent à une vision du monde dans laquelle s’oppose leur propre groupe, « nous », aux « autres », en particulier les agents des institutions mais également les jeunes d’autres groupes de même catégorie sociale ou les jeunes d’autres catégories sociales (14). On peut avancer que la question du « eux » et du « nous » se pose aussi pour les enseignants et les personnels des établissements scolaires (15). Ce rapport entre deux mondes qui sépare les agents de l’institution scolaire et les élèves doit peut-être se retrouver dans tout établissement scolaire. Dans le cas des collèges des quartiers populaires, il prend une connotation particulière car la césure entre élèves ou « jeunes » et « adultes » se double ici d’une opposition entre deux mondes, deux ensembles de « manières d’être » socialement construits. La question de l’élimination des plus réfractaires Les difficultés qu’induisent les comportements perturbateurs de l’ordre scolaire conduit à tenter de neutraliser ou d’éliminer les collégiens les plus réfractaires à l’ordre scolaire, les plus en « ruptures scolaires » quand la rupture prend des formes dérangeantes pour l’activité pédagogique. On l’observe par les conseils de discipline, les exclusions périodiques, les échanges d’élèves d’un collège à l’autre. On peut se demander si ces décisions, plus ou moins officielles, plus ou moins officieuses, ne contribuent pas, à leur manière, à construire des parcours de « déscolarisation » et à précipiter les « ruptures scolaires ». On doit vérifier cela dans les parcours des collégiens passant par les classes relais (l’étude de leur dossier est à cet égard révélatrice). En guise de conclusion On a vu que le parcours de « déscolarisation » ou de « ruptures scolaires » devait se construire au carrefour de plusieurs espaces mis en tension (famille, école, groupe de pairs…). Ces parcours sont aussi le produit de décisions institutionnelles tentant de faire face aux comportements qui perturbent l’ordre scolaire (et il existe des collégiens relativement « déscolarisés » tout en étant toujours présents dans les collèges, mais dont la « déscolarisation » ou les « ruptures scolaires » s’effectuent à » bas bruit » pour l’institution scolaire). Les classes relais peuvent être un élément de « rescolarisation » (au sens de retour dans un cursus scolaire et au sens de production de comportements scolaires) ; elles peuvent être en même temps un lieu de tri vers différentes formes de sortie de la scolarisation, un maillon dans un parcours de « déscolarisation », une « déscolarisation » encadrée, éventuellement pacifiée mais une déscolarisation quand même. Etre l’un ou l’autre est sans doute un enjeu important pour les classes relais. Notes (1). Daniel Thin, Quartiers populaires. L’école et les familles, Presses Universitaires de Lyon, 1998. (2). Daniel Thin, Désordre scolaire dans les collèges de quartiers populaires, ronéoté, GRS-Université Lumière Lyon 2, septembre 1999. (3). Sylvain Broccolichi « Les interrruptions précoces d’études », X.Y.ZEP, Bulletin du centre Alain Savary, décembre 1998, page 3. (4). Comme les nomme jean-Paul Payet à la suite de Peter Woods, Jean-Paul Payet, Collèges de banlieue. Ethnographie d’un monde scolaire, Méridiens Klincksieck, 1995 ; Peter Woods, L’ethnographie de l’école, Armand Colin, 1990. (5). Bernard Lahire, culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de « l’échec scolaire » à l’école primaire, Lyon, P.U.L., 1993. (6). Ces questions du sens et du rapport aux savoirs scolaires ont été particulièrement étudiées par les chercheurs de l’équipe ESCOL. On peut citer : Elisabeth Bautier, Bernard Charlot, Jean-Yves Rochex, École et savoir dans les banlieues et ailleurs, Paris, Armand Colin, 1992 ou Bernard Charlot, Le rapport au Savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Anthropos, 1999. (7). Thin Daniel, « Tant qu’on a la santé… ». Des familles populaires et de la santé de leurs enfants, rapport de recherche, GRS-Université Lyon2 ronéoté, octobre 1997. (8). Stéphane Beaud, L’usine, l’école et le quartier. Itinéraires scolaires et avenir professionel des enfants d’ouvriers de Sochaux-Montbéliard, thèse de doctorat de sociologie, EHESS, 1995. (9). La dévalorisation familiale est aussi à l’oeuvre dans le parcours résidentiel de la famille : les changements fréquents de logements, le passage à des logements dans des quartiers stigmatisés..concourent à cette dévalorisation. (10). Jean-Claude Chamboredon, La délinquance juvénile, essais de construction d’objet, Revue française de sociologie, XII-3, 1971. (11). On pense ici notamment aux travaux de David Lepoutre, Coeur de banlieue. Codes, rites et langages, Editions Odile Jacob, 1997. (12). Peter Woods « Teaching for Survival », in P. Woods et Hammersley (eds.), School Expérience – Explorations in the Sociology of Éducation, Croom Helm, 1977, traduit sous le titre « Les stratégies de « survie » des enseignants », Jean-Claude Forquin (textes rassemblés par), Les sociologues de l’éducation américains et britanniques, de Boeck Université, 1997. (13). Sur le modèle de ce qu’évoque Gérard Mauger à propos des relations des jeunes de quartiers populaires avec la police perçue comme une bande rivale. Gérard Mauger, Disqualification social, chômage, précarité et montée des illégalismes, Regards sociologiques, 2001, n°21, pages 78-86. (14). L’opposition au monde des autres, celui des dominants, se trouve fréquemment dans les groupes sociaux les plus dominés. Cf. par exemple Richard Hoggart, La culture du pauvre, Minuit, 1970. (15). Elle se pose parfois de façon explicite quand des enseignants interpellent leur hiérarchie pour obtenir des sanctions contre des collégiens perturbateurs, interpellation qui prend alors la forme « c’est eux ou nous ». ^ Haut de page 29 mars 2003 Valérie Pinton