Franchir les lignes. Gitans/Payos, même combat. Philippe Fayeton

Editions Academia-L’Harmattan, décembre 2020 – 157p., 16,50€

C’est à la fois un voyage et une réflexion sur l’altérité auxquels nous invite Philippe Fayeton, architecte et urbaniste, chercheur en politique urbaine et bénévole dans l’accompagnement scolaire de collégiens du quartier bourg de Narbonne.

Durant une année, il a accompagné son héros « H* » jeune gitan de vingt ans dans sa quête du « Graal » : savoir lire pour « pouvoir avoir accès aux
formulaires de l’administration
… pour obtenir un emploi… parce qu’il
faut un emploi pour subvenir aux besoins d’une famille
 ».

Parce que « chez les Gitans, à vingt ans il faut se marier et avoir des enfants, pouvoir subvenir aux besoins de la famille donc être reconnu comme « un homme parmi les hommes » », H*prend conscience de son incapacité à déchiffrer et comprendre le sens des documents, de l’obligation systématique de recourir à un tiers pour y accéder. Certes les associations et services d’aide sociale sont nombreuses dans son environnement mais vouloir s’émanciper d’une tutelle
omniprésente passe par l’appropriation de compétences de base en lecture et écriture. Un contrat s’établit entre l’auteur et H*, intitulé : « Apprendre à lire et écrire des formulaires » avec l’installation de rencontres régulières en interaction avec les associations et organismes d’aide locaux. L’ouvrage est
une transcription du journal de bord de ce projet mis en place par l’auteur.

Mais comment se fait-il qu’un jeune homme intelligent ne sache ni lire ni écrire alors que de nationalité
française et sédentarisé, il a été soumis à l’obligation scolaire ?  De nombreuses absences dont les motifs n’ont pas été vérifiés, une famille trop éloignée des codes de l’école, une administration qui ferme les yeux et des élèves qui ainsi « glissent » d’année en année pour sortir du système à 16 ans en ayant
appris peu de choses. Ce constat, beaucoup de bénévoles de l’aide le font mais l’administration
scolaire semble détourner pudiquement le regard sur ces populations dont le mode de vie parait à tort ou à raison « étranger ». Et H* est bien à vingt ans un illettré, capable de repérer les lettres mais pas de les associer pour transcrire des sons ni de déchiffrer un texte court. De plus, dans un rapport identitaire au monde H* -s’il veut apprendre à lire et à écrire- semble rejeter tout apport de connaissances non utiles à son projet. Difficile pour l’auteur de trouver un support adapté aux premiers apprentissages de la lecture qui ne soit pas prévu pour de jeunes enfants. Il essaie plusieurs supports : vidéos, fables de la Fontaine, livres d’art… Il accompagne ces séances de lecture d’entretiens pour comprendre les motivations du jeune homme et son rapport au monde, en particulier son rapport au temps qui se traduit par des retards systématiques à tout rendez-vous pourtant fixés en accord avec lui.

Dans sa recherche d’un support adapté à la situation, l’auteur propose la lecture du Petit Prince de Saint Exupéry avec ses « phrases plutôt simples, pas longues et surtout des phrases ou des expressions répétées comme dans une comptine ». L’histoire n’accroche pas vraiment le jeune homme mais il veut savoir lire et s’accroche car l’exercice s’accompagne d’échanges systématiques sur les progrès constatés. Ils sont palpables et progressivement H* se met à écrire chez lui, en toute autonomie, quelques lignes sur son cahier même s’il peine à trouver « la lettre correspondant au son prononcé ». Ce sont des phrases retenues d’une chanson, des projets qu’il souhaiterait réaliser…

Mais comment faire sortir H* de l’insoutenable ambiguïté de l’aide qui assigne à résidence (soins à domicile, photocopies faites par un médiateur, classement des papiers par un membre de la famille…) et favorise le sentiment de victimisation lorsque le moindre obstacle se présente ? Comment comprendre que tout en s’estimant victime de racisme, la tentation de rejeter la faute sur l’autre – l’immigré – est forte, porteuse de comportements déviants ? Comment saisir cette hiérarchie entre roms, tsiganes et gitans, les gitans s’estimant « supérieurs » alors que la langue qu’ils revendiquent (le calo) est la même ? Que cache cette réponse incontournable de H* : « Chez nous, c’est comme ça ! » ?

Pour l’auteur, il y a une culture à explorer pour saisir les freins et les ressorts d’une émancipation individuelle et collective : histoire, organisation familiale et sociale, organisation temporelle et spatiale, rapport au savoir et procédures d’évitement. Dans ce projet, la posture de l’accompagnant ne lâchant rien sur les valeurs qu’il porte -mais sans émettre de jugement sur la personne auprès de laquelle il chemine- devient un point d’ancrage de cette aventure partagée. « Apprendre à lire et écrire des formulaires », c’est aussi comprendre l’environnement dans lequel ces formulaires sont produits, le monde du travail qui est associé avec ses contraintes et ses codes, autant pour l’accompagnateur que pour l’accompagné.

Chaque étape du projet permet à chacun de se questionner sur la culture de l’autre, son rapport au monde, sa capacité à respecter l’autre dans ses choix de vie, cette difficulté à imaginer les ressorts d’une décision prise en fonction d’une situation donnée. Toutes les raisons sont bonnes d’esquiver les obstacles mais les échanges permettent la résolution de problèmes pour s’adapter aux situations
nouvelles. Prenons les conditions sanitaires du confinement : elles permettent à H* de se familiariser avec le numérique via son téléphone, de se créer une adresse mail et d’écrire des messages. Un pas de plus dans la familiarisation avec l’écrit mais se pose la question de « méthodes pour apprendre » car H* souhaite obtenir le permis de conduire avec l’étape incontournable de l’examen du code de la route et surtout pour s’y inscrire : l’attestation de participation à la Journée Défense et Citoyenneté ! Autant d’épreuves à surmonter lorsqu’il s’agit de franchir les lignes : celle qu’on franchit pour sortir du quartier pour obtenir un extrait d’acte de naissance à la maire du centre-ville, celle qui permet de se présenter seul à la caserne, celle qui transcende la peur de remplir le questionnaire de l’armée mais y réussir en toute autonomie afin d’obtenir le précieux sésame …

C’est un voyage au long cours auquel on assiste, alternant avancées et revers tant il semble difficile
d’intégrer les codes du monde des payos lorsque les habitudes ont ancré un mode de vie où chaque membre de la famille a si peu d’autonomie que la moindre initiative personnelle représente une gageure, parce que « Chez nous, c’est comme ça ! ».

Ce livre – journal de bord de cette aventure – est à la fois empreint d’humanisme et de beaucoup d’humilité. Un récit où l’on découvre qu’aider ce n’est pas « faire à la place de » mais « cheminer à côté de » prêt à apporter les éléments de compréhension des situations rencontrées pour surmonter les obstacles. Une leçon de vie rendue possible par le maillage associatif présent sur le quartier, une première saison durant laquelle le héros a franchi certaines lignes : celle de l’invisibilité sociale dans
laquelle il se trouvait, celle de la lecture et l’écriture, celle du monde des adultes chez les gitans même s’il est encore en équilibre sur celle du monde des adultes chez les payos. On aimerait connaître la suite…

Jacqueline BONNARD