Gaston Bachelard, l’inattendu – Les chemins d’une volonté, Jean-Michel Wavelet

 
Paris, L’Harmattan, 2019

Présentation par l’auteur

L’itinéraire du penseur est en effet une véritable énigme. Son parcours est aussi sinueux que romanesque. Gaston Bachelard est né de milieu modeste. Fils d’un cordonnier de Bar-sur-Aube, il a quitté l’école après l’obtention du baccalauréat pour travailler 60 heures par semaine comme surnuméraire des postes à Remiremont. En dépit de conditions de vie éprouvantes, il se forme par lui-même et obtient une licence de mathématiques et de physique. La veille de la guerre 14, il échoue de peu au concours d’ingénieur des télégraphes et des téléphones. 39 mois de tranchée le détournent de cette voie de bâtisseur pour le conduire à débuter à trente-cinq ans une carrière d’enseignant. Il devint professeur auxiliaire au collège de Bar-sur-Aube, tout en élevant seul sa fille après le décès de sa jeune femme et de ses parents. C’est à 38 ans qu’àla tête d’une famille monoparentale, il commence une carrière de penseur hors-norme, bouleversant aussi bien la pédagogie, l’art, la poésie que l’histoire des sciences et l’épistémologie.

 

Ce qui étonnant c’est qu’un parcours aussi complexe qu’original, aussi riche que tardif, a pu conférer à sa pensée une dimension si singulière.

Trois éléments ont guidé mes choix et fondent une nouvelle lecture de sa vie et de son œuvre :

 

1. L’oeuvre produite s’inscrit dans un parcours de vie accidenté qui contribue en retour à son originalité. Le parcours de Bachelard est hors-norme, sa pensée est inclassable. Il comporte de multiples obstacles et détours qui l’incitent à forger la notion de formation tout au long de la vie, Bachelard fut aussi l’un
des premiers à incarner l’idéal républicain. Né deux après les lois Ferry, fils de petit cordonnier et natif de Bar-sur-Aube, il dut travailler à la poste de Remiremont pour étudier, inversant par la force d’une volonté aiguisée à l’école, les déterminismes sociaux.

De nombreux biographes, coutumier des lignes droites et des privilèges sociaux, n’insistent guère sur ce passage obligé qu’ils jugent accidentel. Et pourtant c’est l’expérience première de Remiremont qui a conduit Bachelard à forger sa pensée. C’est celle-ci qui l’a amené jusqu’en Sorbonne. Il n’a cessé la pratique télégraphique qu’au bout de seize années, à l’âge de trente-cinq ans et y a consacré toute sa jeunesse. Quelque chose de fort s’est joué dans ce monde alors prestigieux et aux contraintes techniques exigeantes. Avant le désir de philosophie, il y eut la
tentation technologique en vertu de laquelle on ne s’instruit que de ce que l’on construit. Loin d’être accidentelle, cette expérience s’inscrit dans la continuité d’une histoire et se révèle déterminante dans la construction d’une pensée aussi originale que dynamique.

 

2. Bachelard qui a débuté sa carrière d’enseignant à 35 ans dans le petit collège de Bar-sur-Aube, en qualité de contractuel en physique et chimie, à l’issue de trente-neuf mois de tranchée et d’un parcours
héroïque de cavalier télégraphiste, est l’un des rares penseurs à avoir élevé seul sa fille, tout en enseignant. Ses ouvrages comportent de nombreuses et fines observations de la petite enfance et des processus d’apprentissage des adolescents confrontées aux écrits d’Henri Wallon, de Maria Montessori et de Françoise Dolto. Fait exceptionnel et inaperçu des biographes usuels, il a construit sa carrière en fonction de ses priorités parentales et non de son ambition personnelle. Dans les années 20 et 30, il a voulu faire de sa fille une savante mettant en question par la pratique les stéréotypes de genre. Suzanne Bachelard est devenue mathématicienne et philosophe, ainsi que la première femme à devenir directrice de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques à Paris. Il lira Simone de Beauvoir et s’interrogera sur la prééminence grammaticale du masculin sur le féminin qu’il jugera bien avant l’heure inacceptable.

 

3. Penseur tardif et riches d’expériences de vie, il a produit une œuvre aussi décapante que singulière, bouleversant les frontières entre les disciplines, revisitant aussi bien la pédagogie, l’art, la poésie que l’histoire des sciences et l’épistémologie. Mais il y a plus. Bachelard a construit une éthique qui le conduit à s’interroger sur l’usage des connaissances (en particulier de la physique nucléaire), à dénoncer la pollution industrielle, à mettre en question une hiérarchie entre celui qui sait et celui qui fait, à promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes et à se scandaliser de la fabrique de la misère. Au moment où l’Abbé Pierre fonde son mouvement en faveur des sans-abris, Bachelard fait du rêve d’habiter une maison, un besoin universel.

 

Lire aussi le recension de Claude Lelièvre sur le site de Philippe Meirieu