La politique éducative face au défi de penser le numérique, par Julien Rabachou

Il semble impossible de réfléchir à un programme d’amélioration et de réforme de l’école, de se prononcer sur le rôle que l’éducation doit jouer pour améliorer notre société dans les prochaines années, de mener une quelconque réflexion programmatique, si l’on ne prend pas en compte
le profond changement anthropologique que viennent de produire les nouvelles technologies. Le philosophe Julien Rabachou, qui co-anime l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, analyse les nécessaires mutations de l’école face au numérique.

La nouveauté historique de cette mutation nous la rend évidemment difficile à penser et à concevoir dans toute son ampleur : pouvons-nous même prévoir vers quelle voie inédite de développement elle conduira l’humanité ? Le seul constat que nous pouvons raisonnablement produire reste pour le moment l’importance de la révolution.

Révolution de l’écrit tout d’abord, avec l’apparition puis la généralisation du numérique : nous voici désormais, adultes comme enfants, face à des écrans davantage qu’à des livres, et il faut retourner au moins « à l’aube de l’Europe moderne », aux origines de l’imprimerie, pour trouver un bouleversement de si grande ampleur, et dont l’ampleur même échappa évidemment à ses contemporains ⌈1].
Or là où l’imprimerie a produit à la fois de nouvelles institutions, les grandes bibliothèques, et un nouvel esprit, celui de la Réforme, le progrès du numérique apporte lui aussi dans son sillage une institution
absolument nouvelle, l’internet, et un esprit nouveau, celui des réseaux. La récente révolution de  l’écriture, contrairement à la précédente sur ce point, n’est en outre pas sans conséquences
physiologiques et cognitives, surtout chez les individus qui l’ont connue enfants ou adolescents, et dont le cerveau s’est trouvé façonné en plein devenir par l’environnement numériséAcadémie des Sciences[2].  Ainsi, l’essor du numérique engendre un homme authentiquement nouveau, dont les relations sociales se trouvent transformées, virtualisées, comme en témoignent les réseaux sociaux sur lesquels nous choisissons d’exposer nos vies, en croyant paradoxalement exhiber notre individualité là où le plus souvent nous tombons dans la plus grande uniformité. À cette anthropologie nouvelle s’ajoute enfin, pour ce qui nous intéresse, la révolution de notre accès et de notre relation au savoir ; les nouveaux outils de connaissance dont nous disposons, par exemple les liens hypertextes, les moteurs de recherche ou les encyclopédies en ligne, impliquent que nous définissions, chacun pour soi et sans modèle préconçu, de nouvelles méthodes de recherche, de nouveaux critères de tri entre ce que nous retenons et ce que nous excluons, parmi le foisonnement non hiérarchisé de ce que nous lisons. […]

Lire la suite