Les gestes professionnels dans la classe, Dominique Bucheton

Ethique et pratiques pour les temps qui viennent

 Editions ESF, 2020

Un métier en crise, face aux enjeux actuels

La crise sanitaire a été l’occasion d’une prise de conscience pour bien des parents : enseigner est un métier. Métier actuellement malmené, nous rappelle Dominique Bucheton, de plus en plus sous contrôle et instrumentalisé au service de la sélection, masquée sous un discours officiel lénifiant. La référence au mérite personnel et à l’excellence, l’élitisme et la compétition se substituent de fait à la visée de démocratisation de l’école, principes aux antipodes des valeurs de la République.

Le creusement des inégalités, la concurrence des nouvelles technologies, les défis sociaux et climatiques actuels contribuent à déstabiliser la façon ancienne de penser le métier, mettant les professionnels à l’épreuve. La faible reconnaissance sociale, le statut précaire des nouveaux arrivants et une formation jugée indigente et inadaptée alimentent la crise des vocations : enseigner ne fait plus rêver. L’actualité y superpose une gouvernance managériale autoritaire qui heurte la profession.

L’ouvrage interroge les visées mais aussi le cœur du métier, réduit à l’acte de simple transmission, dans un appauvrissement techniciste des contenus comme des modalités d’enseignement qui est préjudiciable à l’émancipation intellectuelle. A quoi formons-nous les élèves ? Quelle ambition peut on/doit-on soutenir ? Dominique Bucheton rappelle que l’école a la responsabilité de préparer les nouvelles générations à la compréhension du monde et à la conscience des enjeux contemporains, tout en développant leur pouvoir de contribuer de façon lucide et critique au devenir commun.

Les composantes de l’agir enseignant

« Développer le pouvoir et la liberté de penser des élèves pour assurer leur avenir et celui de la planète» (p.41), cela nécessite de s’interroger sur la nature des savoirs à enseigner mais aussi sur les modalités les plus à même d’y faire accéder l’ensemble des élèves. Susciter l’intérêt, convoquer la pluralité des expériences, amener à se questionner, mettre les points de vue en débat, réguler l’activité pour que chacun reste dans le jeu, y chemine et y progresse dans une atmosphère sécurisante propice à la prise de risque et au dépassement : pour identifier les composantes de ce qui fait l’essence du métier, Dominique Bucheton avance le modèle du multiagenda, fruit de recherches successives dont elle restitue la teneur et les principales conclusions.

Où l’agir enseignant se révèle fait d’ajustements incessants devant composer avec la singularité du groupe classe et la diversité des interventions, dans une préoccupation croisant attention au contenu et souci de l’engagement conjoint des élèves, sur fond d’arrière-plan professionnel collectivement sédimenté et personnellement actualisé, en lien avec la communauté d’exercice.

A la diversité des postures des enseignants répondent en écho les postures des élèves, de façon plus ou moins heureuse, « ajustements délétères ou efficients » (p. 127) sur lesquels l’auteure s’arrête, en éclairant son propos par des exemples. Occasion d’interroger consensus et doxas constitutifs d’habitudes professionnelles, impensés collectifs qui figent les pratiques (ainsi en matière d’écriture…), condamnant à la répétition du geste d’enseignement et à la stagnation des progrès des élèves.

Mais comprendre l’agir enseignant nécessite de saisir ce qui, au-delà, influe sur leurs conduites, notamment les « logiques profondes d’ordre psychanalytique, sociologique mais aussi culturel, idéologique et politique » (p. 153), logiques concernant tout autant les élèves, rappelant qu’enseigner n’est jamais neutre. Où se croisent et s’entremêlent  le rapport à l’autorité, le fatalisme social, le regard sur la « capabilité » des élèves et le sens donné au métier, références singulières historiquement constituées et usuellement peu interrogées dans la préparation au métier.

Prospective pour l’avenir

L’ensemble plaide pour un métier à défendre et à réinventer, en phase avec les enjeux de notre époque. Appelant à développer la vigilance critique et à exercer la liberté pédagogique, l’auteure propose des principes éthiques pour le métier enseignant, articulés à un projet politique pour l’école. Ce qui doit s’incarner – outre les moyens en postes et personnels – par une formation repensée.

L’ouvrage de Dominique Bucheton arrive à point nommé, pour mettre la recherche d’une vie au service d’un changement de politique scolaire « cohérente et démocratique ». Son contenu et ses propositions font écho à nos préoccupations, dans un déploiement didactique très étayé. Nous nous retrouvons notamment, au-delà des aspects structurels et des moyens nécessaires, sur la centralité de la formation.

Plaider pour le haut niveau, nous ne saurions être contre. Mais encore faut-il en définir la teneur :
l’élévation du niveau de recrutement des enseignants n’a jusqu’alors pas fait la preuve de sa pertinence pour enrayer les logiques de disqualification des élèves, la masterisation non plus… C’est bien dans une professionnalité entendue et travaillée dans la pluralité de ses composantes – ici exposées –
interrogeant au-delà du didactique qu’il nous faut poursuivre l’exploration des voies d’un réel changement.

Jacques BERNARDIN