Les « incasables » ne sont pas des incapables, au contraire !

Les Incasables

Rachid Zerrouki

Ed. Robert Laffont, 2020

Dans son ouvrage, Les incasables, Rachid Zerrouki nous invite à parcourir une expérience d’enseignant en SEGPA de 2016 à 2019. Il nous invite à les rencontrer, ses élèves et lui. Et cette invitation au voyage en scolarité vaut beaucoup plus que les discours-clichés sur, pêle-mêle, les déterminations sociales qui conduisent à l’impuissance d’agir et d’apprendre, la démission des enseignant.es devant les difficultés de leurs élèves, l’impossibilité d’ouvrir des possibles et de comprendre ce qui se joue dans la tête des élèves quand ils « décrochent », la crise de l’autorité ou autre analyse à l’emporte-pièce mettant dans un même sac toutes les diversités contenues dans nos classes.

Or, la SEGPA est un univers particulier (et déjà les contradictions se disent dans cette expression ; quand le particulier se présente sous la forme d’un univers, pouvons-nous tirer de cette singularité des généralités ?) : elle occupe un espace à part dans le collège, elle a une histoire institutionnelle bien à elle, et elle est perçue, vécue et ressentie comme telle par les élèves … et les enseignant.es. Le premier mérite de Rachid Zerrouki ? Ne pas faire de cette spécificité un enfermement dans des certitudes aliénantes, mais au contraire, de s’y appuyer pour penser en quoi cette situation peut être dépassée, en quoi elle interroge l’ensemble de l’école publique, en quoi elle oblige les constructions pédagogiques à ne pas s’engluer dans des évidences.

Car Rachid Zerrouki ne cesse de s’interroger : sur l’apport de son histoire personnelle dans son rapport aux élèves, ces « gamins du fond de la classe » que Patrick, son chef d’équipe du centre de manutention où il travaille pour payer ses études, lui demande de ne pas oublier ; sur sa part de convictions politiques et éthiques qu’un membre du jury de l’ESPE questionne, laissant entendre que cela n’aide pas à enseigner ; sur ses lectures nombreuses en pédagogie, en sociologie, en psychologie qui l’aident à comprendre et qui, parfois, ne répondent pas aux questionnements que sa pratique de prof de SEGPA engendre.

Car, en effet, Rachid Zerrouki ne cesse de chercher à comprendre ce que ses élèves peuvent bien receler d’obstacles divers aux apprentissages (et beaucoup d’auteurs cités nous sont familiers : Vygotski, Rancière, Freinet, Meirieu, Lahire, Freire, Bonnery, Pennac, Bourdieu, etc.). C’est cette mise en question permanente qui nous invite à discuter, à confronter cette expérience à la nôtre, à trouver dans les questionnements de ce jeune enseignant des pistes pour confirmer et/ou enrichir nos pratiques d’éducation nouvelle (exemple : « La différenciation ne doit pas céder à l’individualisation » p 247). Voilà bien un témoignage qui trouve votre lecteur actif !

Et puis, parfois il désespère, parfois il reprend espoir. Et puis, dans des moments pas toujours prévus, une grande lumière s’allume qui justifie, selon lui, le fait de ne jamais abandonner. Parmi les passages que je vous incite à lire, outre le chapitre « On peut mettre Nina Simone ? » (p 199 et suiv.), celui-ci,
tiré du chapitre « Antigone et reprendre espoir », fait écho à notre pari du « Tous capables ! » :

« J’ai entamé la séquence en disant à mes élèves qu’on allait travailler sur quelque chose de difficile mais que j’avais confiance en eux pour ne rien lâcher. On a étudié de véritables extraits de la version de Jean Anouilh, et même de celle de Sophocle. C’était effectivement difficile, mais j’ai senti chez beaucoup de mes élèves une forme de ténacité que je croyais perdue. Leur expliquer que même les classes générales n’étudiaient pas cette œuvre au collège avait engendré chez eux une envie de dépassement de soi. Il y a quelque chose du « vous allez voir ce dont je suis capable » dans leur
regard.

Antigone est leur victoire, leur insurrection par la littérature, leur revanche sur les moqueries et les humiliations, les livres qu’ils n’ont jamais lus et l’université qu’ils ne verront jamais. L’envie de montrer qu’ils ne sont pas si bêtes que les petites frappes qui leur manquent de respect a comme par magie étendu leur zone proximale de développement, et, au bout de la septième semaine, même si personne n’a saisi l’œuvre dans sa globalité et sa complexité, tous en ont compris quelque chose. » (p 257)

Preuve en est la réplique que « Selma la Star » (une élève qui s’est présentée ainsi) balance devant toute la classe, en hurlant alors qu’elle hésitait encore à le dire quelques instants auparavant :

« Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur, avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte ! On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent, et cette petite chance tous les jours, si on n’est pas trop exigeant, moi, je veux tout tout et tout de suite, et que ce soit entier ou je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite ou mourir ! » (p 260)

On vous l’avait bien dit, les « incasables » ne sont pas des incapables ! Peut-être peuvent-elles et peuvent-ils devenir celles et ceux qui, en ne cessant de nous interroger sur nos pratiques, nous obligeront à concevoir autrement le rapport à l’éducation, le rapport à l’école, les rapports sociaux en général ?

 Pascal DIARD