Personnalisation, individualisation

Jacqueline BONNARD

février 2012

 

« Dans une société sans projet, on demande à chacun de construire le sien » écrivait JP BOUTINET dans son ouvrage « L’anthropologie du projet »[1]. Il constatait que nous passions ainsi d’une culture activo-passive à une culture pronominale caractérisant la culture « à projet » ; ainsi dans la sphère scolaire on ne dit plus « l’élève a échoué » mais « il s’est planté » ou encore qu’on oriente les élèves mais qu’ils s’orientent. Ce déplacement du collectif à l’individuel pose un problème d’éthique car il renvoie à l’individu lui-même la responsabilité de sa réussite ou le plus souvent de ses difficultés et échecs. On peut en effet s’interroger sur un projet d’école pour la réussite de chacun au détriment d’une école de la réussite pour tous. Même s’il est légitime de considérer que chaque individu est unique, on ne peut ignorer que les différences « d’aptitudes » à l’entrée de la scolarité sont fortement dépendantes des conditions sociologiques dans lesquelles l’enfant évolue. Dans ces conditions, individualiser les parcours risque de créer une discrimination qui ne veut pas dire son nom : aux manuels (ou non conceptuels, vocabulaire qui revient en force) l’obligation de s’orienter de façon précoce vers un métier au risque de ne pas se construire les outils intellectuels qui leur permettraient de rebondir en cas de difficultés, aux plus doués la possibilité d’apprendre et de se cultiver pour mieux choisir une orientation ultérieure.

En collège, on voit apparaître ici et là, des établissements qui instituent des classes à projet spécifique s’appuyant sur des programmes « allégés » dont un des objectifs est de « réconcilier les élèves en difficulté avec le système scolaire » sans que soient remises en cause les pratiques pédagogiques qui ont induit les résultats observés. Le bénéfice escompté (mais inavoué) de ces projets est de permettre aux « bons élèves de pouvoir apprendre et progresser plus rapidement ». On voit bien ici la logique sous-jacente, une adaptation pour se mettre au niveau présupposé des élèves et réduire les exigences relatives aux savoirs à enseigner. Que dire également de l’aide individualisée qui isole l’élève et sa famille avec un sentiment de culpabilité injustifié ? Car si l’école ne parvient pas à atteindre les objectifs visés, faut-il en rendre coupables les usagers ou s’interroger sur les moyens mis en œuvre pour atteindre ces objectifs ?

Et si l’on commençait par considérer l’élève comme une personne et non un individu : une personne qui s’inscrit dans une histoire familiale, évolue dans un cadre social. Plutôt que d’isoler l’individu dans une problématique de manque, il serait plus pertinent d’analyser collectivement les difficultés récurrentes chez les élèves et de construire des réponses pédagogiques adaptées en  considérant  l’élève et sa famille comme des partenaires à part entière. Le dispositif pédagogique[2] majoritaire pour mener une séance de cours ou de formation répond à la logique de « l’indifférence à la différence »[3], c’est-à-dire qu’elle s’appuie sur un modèle implicite de « l’élève normal » qui adopterait spontanément les postures adaptées, apprendrait de façon fluide en répondant aux sollicitations de l’enseignant. De ce fait, les élèves les plus éloignés des évidences scolaires ne construisent pas de savoirs même s’ils participent aux activités proposées, de plus ils se trompent d’objet de travail puisque pour eux « l’important est de participer » en faisant plaisir à l’enseignant.

Il  s’agit donc moins d’individualiser la pédagogie selon les difficultés de l’un ou de l’autre que de proposer des situations d’apprentissage qui permettent à chacun de développer ses capacités et  s’inscrire dans des réussites valorisées car reconnues par le groupe social. Ce qui importe c’est de mettre en œuvre les conditions d’une appropriation individuelle de savoirs communs dans une démarche collective. Cette approche nécessite d’inscrire le métier d’enseignant dans un collectif de travail et de réflexion qui interroge les savoirs, les pratiques pédagogiques, les supports utilisés.


[1] JP BOUTINET (1990) L’anthropologie du projet

[2] Au sens que donne Stéphane BONNERY (2007) : des dispositifs récurrents, de classe en classe, abstraction faite de la façon d’enseigner propre à chaque professeur.
[3]
BOURDIEU et PASSERON (1964)

 

A lire :

  • Du plan Langevin-Wallon à aujourd’hui : Les aptitudes, sens et usages sociaux. Jacques BERNARDIN
    Un éclairage sur la notion d’aptitude selon Henri WALLON en replaçant les écrits dans leur période
    historique puis en les questionnant au regard des discours actuels sur l’éducation. LIRE
  • L’individualisation dans la classe, dans l’école, dans la société : une solution ? Stéphane BONNERY essaie de répondre à la question « L’individualisation : une réponse à l’exclusion
    sociale ? » en posant la question à trois niveaux : dans la classe, dans le système scolaire, dans la société. LIRE
  • Ecole pour la réussite de chacun ou école de la réussite pour tous ? Les points de vue d’Agnès Van Zanten et Choukri Ben Ayed relayés par le café pédagogique. Ces deux auteurs réfutent l’idée « d’une école pour chacun » qui déplace la responsabilité de l’état vers les individus au détriment de l’objectif d’une école pour tous. Lire
  • Livret Repères de l’IFE (ex INRP), Un dossier intéressant (2009) qui questionne la terminologie utilisée et donne quelques éclairages sociaux et éducatifs. Lire
  • Les paradoxes de l’individualisation, un dossier XYZep de l’INRP qui apporte des éclairages de praticiens et de chercheurs sur cette question à une époque (2006) où la prise en charge personnalisée de la difficulté scolaire était un sujet de recherches et de réflexion. Lire
  • Individuel/collectif en éducation : un faux débat ? Une intervention de Bernard BIER (2009) qui interroge l’approche éducative individualisée dans la lignée de certaines mutations sociales ; il montre que les apports de la recherche et la construction collective peuvent aider l’enseignant ou l’éducateur à « repenser le métier ». Lire