Pour une école des arts et de la culture, Carnets 8 – Collection OLO Collection OLO (anthropologie pour tous) Alors que faisant face à la pandémie, le pays se confinait forçant les professionnels de l’éducation à s’interroger sur les pratiques à mettre en place pour que les élèves en pâtissent le moins possible, l’équipe d’oLo[1] avec la DAAC de l’académie de Créteil a interrogé la place des arts et de la culture dans l’enseignement. Pour ce faire, elle a interrogé une quarantaine de témoins représentatifs des professionnels intervenant sur le terrain : enseignants, artistes, chercheurs, lycéens, administrateurs de compagnie de théâtre, médiateurs culturels, cadres intermédiaires de l’éducation nationale, scientifiques, auteurs… Ces témoignages courts explorent différentes facettes de la question posée : quelle place de l’éducation artistique dans la formation du futur citoyen et au-delà quelle incidence sur l’élévation du niveau culturel ? Regroupés autour de sept thématiques, ces témoignages interrogent le rôle de chacun des acteurs dans une éducation artistique et culturelle digne de ce nom. Et si ce confinement subi allait obliger les professionnels à renouveler leurs pratiques ? C’est l’hypothèse des concepteurs du projet, lorsqu’ils proposent les axes de réflexion : Créer l’étincelle — Ouvrir l’école aux artistes — Donner des lettres à l’esprit — Oser savoir — Vitaminer l’école — Aller vers l’autre — Chercher ensemble. Si ici, on tente de clarifier la place de chaque intervenant pour une éducation artistique accessible à tous, la réflexion va bien au-delà : dans une école publique tributaire des inégalités territoriales quelle place laisse-t-on à l’initiation artistique et plus généralement à la culture ? Quelle place les professionnels de l’éducation laissent-ils à la créativité de l’enfant ? Pourquoi donne-t-on si peu de place à l’art et la culture dans les enseignements obligatoires comme s’il s’agissait d’un supplément d’âme ou pire comme s’il fallait appartenir aux classes sociales favorisées pour en comprendre les ressorts ? Aborder l’art et la culture nécessite d’en apprendre les codes pour s’y investir, agir et réagir en tant que spectateur. Vouloir abaisser le niveau pour rendre accessible l’offre culturelle en fonction de l’origine sociale des élèves équivaut à une rupture du contrat qui lie l’école aux citoyens empêchés de comprendre « qu’existe quelque chose de radicalement différent d’eux, qui leur est sans doute jusque là étranger et qui est gratuit et beau » (A. Markowicz) Sans doute les enseignants se sentent-ils insuffisamment formés pour dispenser cette éducation artistique et le partenariat avec des artistes professionnels leur est bien utile. Mais sans une politique éducative et culturelle volontariste accompagnée d’une reconnaissance institutionnelle, les projets resteront limités alors même qu’ils devraient être partie prenante des projets d’établissement : «l’éducation aux arts est essentielle, et je dirais même urgente, non seulement pour les enfants des pauvres mais aussi pour une grande partie de la jeunesse » (JP Delahaye) Pour R. Renucci, s’ouvrir à l’art, c’est s’autoriser à penser par soi-même et refuser l’assignation sociale ou géographique. Si les fondamentaux « lire, écrire, compter » sont nécessaires, dans ce contexte de crise il y aurait un besoin d’art à l’école pour nourrir les imaginaires et restaurer l’équilibre psychologique. Mais disons-le c’était avant que le monde de la culture soit déclaré « non-essentiel » par nos dirigeants politiques! Entre oral et écrit – et faut-il les opposer… — quel apport des activités culturelles à la maîtrise de la langue ? A la veille de l’épreuve du grand oral, tout enseignant devrait s’interroger sur le travail de déconstruction/reconstruction du rapport à la langue car l’oral du cadre scolaire est différent de l’oral du cadre familial : dans le premier cas il est fondé sur l’explicite et l’explicitation quand dans le second il s’appuie sur l’ici et maintenant. L’école devrait être ce lieu où l’on s’attache à la qualité des formulations pour progressivement les adapter au contexte : usage d’une éthique grammaticale, impact des lieux d’accueil, compréhension des attendus de l’exercice oratoire. Contrairement aux systèmes anglo-saxons, l’école française enseigne peu l’art oratoire et ses techniques. A la fin du 19ème siècle le discours disparait des exercices scolaires au profit de la dissertation, écrit jugé plus rationnel. Pourtant « élaborer un discours, c’est œuvrer à expliciter la complexité des choses, embrasser la diversité et cheminer vers davantage de clarté, autant pour les autres que pour soi-même » (P. Gadmer) S’exprimer oralement nécessite une confiance en soi et en la pertinence de ses connaissances basée sur des expériences personnelles réussies. Or notre système scolaire laisse peu de place à l’initiative de l’élève face à des situations inédites génératrices de questionnements et de résolutions de problèmes. Contrairement à leurs homologues européens, les élèves français sont rarement sollicités à débattre et confronter leurs points de vue sur les éléments d’une même réalité mise en travail. Alors que dans d’autres pays, on encourage la prise de parole et l’argumentation pour en faire un comportement adapté à la scolarité, il apparaît qu’en France cette attitude de l’élève soit jugée inappropriée au bon déroulement d’un cours, effet renforcé par la peur du jugement qu’il vienne des pairs ou de l’enseignant. Au-delà de cet encouragement à oraliser et argumenter, tout n’est pas qu’une affaire de technique : « si une idée n’est pas incarnée, elle n’existe pas » ; « au-delà des trucs, montrer comment un texte respire, comment on peut en restituer la sens par soi-même en partant de ce qu’on est ». (O. Balzac) Maitriser les formes orales de la conviction, c’est parler la langue utilisée à l’école et au- delà de la langue identifier les savoirs construits. Tout en les nommant, l’élève est capable d’analyser son cheminement, les ruptures et contradictions qu’il a dû surmonter. De cette expérience personnelle, s’est construite une représentation du monde qui s’accompagne d’un vocabulaire nécessaire à la communication. C’est en multipliant les regards possibles sur une même réalité, en rencontrant d’autres points de vue que s’élabore le sentiment d’humanité. L’homme est ainsi fait qu’il est condamné à apprendre tout au long de sa vie. Mais apprendre et savoir est-ce la même chose ? Si l’on prend le cas des sciences, elles sont souvent perçues comme vraies et qu’il suffirait d’apprendre pour être savant. C’est occulter le fait que le savant est celui qui s’est posé ses propres questions sur un phénomène avant d’y répondre dans le cadre d’un travail collaboratif cadré par des protocoles afin d’établir un savoir théorique. Mais comme toute construction humaine, ce savoir peut être remis en cause lors de nouveaux cadres théoriques. L’enseignement scientifique et technique en France souffre d’une situation qui tient à la fois au cursus initial des enseignants du 1er degré (rarement issus d’un cursus scientifique et/ou technique) et à leur formation professionnelle axée sur les « savoirs fondamentaux » (lire, écrire, compter). Malgré quelques supplétifs comme la main à la pâte, les services de formation continue de structures comme le Muséum d’histoire, les Maisons de la Science … ce domaine culturel reste peu abordé à l’école primaire, tout comme les activités artistiques. Et pour de multiples raisons ces enseignements semblent devenus accessoires. Pourtant ce sont des domaines qui permettent aux élèves et aux enseignants de faire un pas de côté, d’installer l’esprit d’équipe, de sortir de la classe pour explorer d’autres facettes du monde, en comprendre les codes et développer des pratiques qui permettent à chacun de développer sa pensée tout en la disciplinant : « l’expérience esthétique est un des chemins de l’apprendre, complémentaire de la rigueur intellectuelle de la pensée » (J. Aden). Et si les élèves et leurs parents ne vont pas aux œuvres, les œuvres peuvent aller aux eux : il existe de nombreux dispositifs qui permettent cette rencontre. C’est la mission des FRAC (Fonds régional d’art contemporain) qui réunissent des collections d’art contemporain et imaginent des dispositifs pour sensibiliser de nouveaux publics, sensibilisation aidée parfois par les médiateurs culturels lors des ateliers au musée. Autant d’actions menées sur des lieux culturels et coordonnées des administrateurs ou chargés de relations afin que le maillage local se fasse dans le respect des métiers (créateurs et enseignants) tout en essayant d’impliquer les parents pour que l’enfant s’autorise la créativité. Le dernier chapitre s’appuie sur le projet « Thélème/l’anthropologie pour tous » du lycée Le Corbusier d’Aubervilliers. Dans cet établissement, un groupe d’enseignants « s’entêtent à empêcher que l’origine sociale des élèves devienne une catégorie descriptive et paralysante et un préjugé qui fasse obstacle au désir de partager les savoirs ». Cette année-là, les élèves ont travaillé sur l’ouvrage collectif coordonné par de Bernard Lahire : Enfances de classe qui propose les résultats d’une recherche sociologique portant sur les gestes d’étude de 18 élèves en maternelle et met en évidence les inégalités sociales dès cet âge ainsi que la place très importante de l’école dans le présent et le devenir de ces enfants. En les engageant dans « l’opération Valentine » – du prénom d’une des élèves du l’ouvrage, la plus éloignée de l’origine sociale des élèves d’Aubervilliers — les enseignantes les invitent à découvrir d’autres milieux sociaux avec leurs usages, leur approche du savoir et des apprentissages, convaincus que la connaissance des autres éclaire nos propres identités. Cette lecture permet en effet aux lycéennes de comparer l’éducation familiale reçue selon les milieux, les effets produits sur les gestes de l’apprendre (B. Charlot), la représentation du monde et de l’avenir qui se construit. Ce travail de réflexion et d’analyse aboutit à une présentation orale lors d’un stage organisé par la DAAC à destination d’enseignants avec l’intitulé : « Identité/altérité : constructions, représentations et enjeux ». Ce grand oral eut lieu dans la salle de cinéma du musée du quai Branly, en présence de Bernard Lahire pour qui ce fut un moment exceptionnel car « toutes les planètes étaient alignées ce matin-là pour produire une grande émotion collective ». En proposant à leurs élèves de travailler sur un réel éclairé par la lecture d’une recherche sociologique, les enseignantes font le pari du « Tous Capables !», convaincus que l’inversion des rôles (des élèves vers les enseignants) lors de la présentation au musée du quai Branly permettra de dépasser les limites de l’exposé et à chacun d’interroger le rôle de l’école dans la construction du citoyen, d’identifier sa propre place dans le monde. Ce livre n’est pas seulement un plaidoyer pour une école des arts et de la culture digne de ce nom, c’est une invitation à transformer les pratiques pédagogiques dans une approche anthropologique des savoirs permettant à celui qui apprend de s’émanciper de ses origines sociales et de s’inscrire dans l’aventure humaine des savoirs pour y trouver sa place et se sentir appartenir à cette lignée. « Il nous faut réinventer en permanence notre vocabulaire, assumer les valeurs qui fondent notre engagement et réveiller les paroles gelées qui doivent renaître ainsi que «des dragées en forme de perles de toutes les couleurs» comme dit Rabelais » (J-J Paysant) Jacqueline BONNARD [1] OLo : L’Anthropologie pour tous 27 mai 2021 Valérie Pinton