Repenser l’école

« Restituer aux savoirs leur portée émancipatrice »

Jacques Bernardin (GFEN)

Article paru dans « Les idées en mouvement »

N° 185, Journal de La Ligue de l’Enseignement, Janvier 2011
Les évaluations en témoignent : l’école française est impuissante à enrayer la ségrégation scolaire1. On pourrait l’imputer au creusement des inégalités sociales, à la concentration de foyers de pauvreté, à la dégradation des conditions de vie des familles ou encore aux choix néfastes d’une politique éducative régressive à bien des égards. S’il importe de veiller à tous ces facteurs qui pèsent lourd sur l’institution scolaire, une vision prospective exige d’interroger conjointement les éléments endogènes par l’intermédiaire desquels se perpétue l’inégalité devant l’école.

L’épuisement du sens d’apprendre

Le spectre de l’avenir professionnel attise l’aspiration des parents – notamment ceux de milieux modestes – à une école efficace pour l’emploi. Redoutable pression qui tend à instrumentaliser l’éducation au service de l’économie, amène les élèves à dénier l’importance d’apprendre au regard de la dévalorisation des diplômes et à ne s’investir qu’a minima dès lors qu’ils doutent, dans cette logique, de l’utilité des contenus proposés.

Mais l’Ecole est-elle toujours à même de les détromper quand elle privilégie l’écoute, la mémorisation et l’exercice comme modalités d’apprentissage, quand elle multiplie notes et contrôles pour stimuler leurs efforts et gagner leur implication ? Est-elle plus pertinente quand elle privilégie le « faire » sans que soient ménagées les étapes pour s’en détacher afin d’en tirer leçon, quand l’enjeu et le sens de l’activité restent dans un implicite propice aux connivences… ou aux malentendus ?

Il est toujours possible pour certains de se récupérer grâce aux aides apportées le soir à la maison ; d’autres ne disposent guère d’appuis pour étayer ou reprendre ce qui a été mal fondé. L’aide dans l’espace scolaire, qui répond à des aspirations légitimes, est-elle plus efficace ? Si elle semble conforter ceux qui ont appréhendé l’essentiel, elle n’opère qu’un rafistolage incertain voire contre-productif pour ceux qui sont passés à côté, confortant les attitudes de passivité et la dépendance.

L’audace du changement

Comment révolutionner leur rapport au savoir ? Le problème est ancien mais devient défi social quand l’ouverture de l’éducation à tous est perçue comme promesse non tenue. Bourdieu a dénoncé en son temps la violence symbolique d’une Ecole attendant de tous qu’ils disposent également de ce qu’elle n’enseigne pas, que ce soit en matière de rapport au langage, de dispositions vis-à-vis de la culture ou à l’égard de l’étude. L’interpellation reste pertinente.

Lever les implicites

Sans doute faut-il considérer à pour véritablement parler à tous à que rien ne va de soi, qu’y compris bien des natifs de langue française ne « parlent pas la même langue » que celle de l’école, peinent à saisir le sens des situations, l’objectif des activités et les attentes à leur égard. Ce qui plaide pour une explicitation de ce qui est vécu : que va-t-on faire et pourquoi ?
Comment va-t-on procéder ? Clarification de l’enjeu et du but de l’activité comme des modalités de travail installant un cadre facilitant l’inscription dans la séance, mais aussi accompagnement réflexif en cours ou au terme de celle-ci pour échanger et comparer les moyens mobilisés et leurs effets, dévoiler et partager les techniques intellectuelles au bénéfice de tous. Eviter donc la « pédagogie invisible » de l’allant-de-soi.

L’étrangement du familier

De la maternelle au lycée, l’école ne cesse de convoquer une approche du réel singularisée par la distance, un rapport second aux choses en rupture avec l’expérience première des élèves.
Ainsi propose-t-elle d’arrêter le cours ordinaire des échanges pour « mettre la langue au tableau » et l’observer, de sortir de sa fonction pour s’attacher à son fonctionnement, de s’extraire du rapport d’usage familier pour s’installer dans la posture savante du grammairien. Dans ces premiers pas à l’école se joue le prototype de la relation scolaire, exigeant de chacun d’arrêter de parler pour comprendre sa langue, de passer de la maîtrise pratique à une maîtrise symbolique ouvrant à de nouveaux pouvoirs de compréhension et d’action. Et ce n’est pas un hasard si bien des destins s’échouent précocement dans ce passage de la culture orale à la culture scripturale-scolaire2.

L’aventure passionnante des savoirs : pour une culture vivante et émancipatrice

Que ce soit en matière de langage, de comptage, de rapport au temps ou à l’espace (avec la géométrie et le plan), chacun est confronté à des codes symboliques, des systèmes de représentation ayant fait l’objet d’une genèse laborieuse à l’échelle historique, avec des points de butée faisant étrangement écho aux zones de turbulences affrontées par les élèves. Quel que soit l’objet proposé, l’enseignement devrait s’inspirer des leçons de l’interrogation épistémologique : à quel problème a-t-il répondu ? Quelles étapes en ont jalonné la mise au point ? A quelle grammaire répond son économie interne ? Et où les élèves en sont-ils ? Autant d’éléments pour élaborer la situation d’apprentissage, baliser la mise en scène de ruptures conceptuelles, anticiper le cheminement intellectuel des élèves.

Changement d’approche subordonné à un enjeu central : comment restituer aux savoirs leur portée émancipatrice originelle ? Les savoirs sont d’abord défis à la fatalité, outils pour compenser les handicaps natifs de l’espèce. Autrement dit, savoir rime avec pouvoir. Et ce serait trop court d’ajouter une pincée d’histoire culturelle à la leçon classique. C’est au cœur même de la séance  d’apprentissagequ’il faut le faire vivre aux élèves, solliciter imagination, créativité et exercice de la raison, occasion forte d’éprouver leur intelligence et de les inscrire dans le vif d’une aventure humaine passionnante.

Rompre la solitude

Le savoir n’instruit que s’il transforme. Qu’il s’agisse de projets, d’ateliers de création ou de démarches de construction de savoir, c’est le sujet qui est convoqué, met ses connaissances à l’épreuve, transforme son regard sur le monde mais aussi sur lui-même, plus fort des défis relevés. Comment peut-on accepter la dégradation de l’estime de soi relevée par les observateurs de notre système au fil du cursus scolaire ? Nous avons beaucoup à faire pour repenser une autre école, attentive aux progrès de chacun, soucieuse d’une autre dynamique pour chaque sujet en construction.

Si apprendre relève d’un engagement individuel, personne n’apprend seul. L’école souffre d’être un espace de solitude paradoxale où les pairs sont plus concurrents que solidaires. Or, la confrontation des idées amène chacun à prendre distance avec ses opinions premières, à exercer son esprit critique et à sortir de lui-même : expérience clé d’une altérité qui fait grandir, libère de tous les communautarismes, d’un enfermement aliénant.
A moins qu’il ne soit leçon de morale, où pourrait se fonder le lien social si ce n’est au quotidien des apprentissages ?

Former : conformer ou transformer ?

Participer à l’émancipation des élèves, les amener à jubiler de leurs conquêtes intellectuelles, les inscrire dans une communauté humaine qui transcende l’époque et les appartenances sociales, contribuer à l’édification de citoyens critiques et solidaires : belle mission, plus enthousiasmante que la mise au cordeau de l’employabilité.

L’histoire a montré qu’il ne suffit pas de prescrire, quelle que soit la pertinence du projet. Faute d’acteurs convaincus et mobilisés…
C’est le rôle de la formation. S’adresser à tous suppose d’interroger les conceptions relevant de l’opinion commune, qu’ils’agisse du regard sur les élèves ou leurs parents, sur le savoir ou sur l’activité d’apprentissage. Une logique de compagnonnage ne peut répondre aux exigences d’un métier complexe, obligeant chacun à concevoir et à agir en fonction de variables situationnelles mouvantes.

Relancer vigoureusement la démocratisation exige, pour contrer les effets délétères de situations sociales difficiles, une action sur le long terme, ce qui plaide pour le travail d’équipe. On le pratique et on y prépare jusqu’alors trop peu, alors que nous en avons expérimenté la puissance transformatrice à divers niveaux de la scolarité. Le changement serait-il à portée de main ?


1Christian Baudelot, Roger Establet, L’élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales. La République des Idées / Seuil, 2009.
2Cf. Bernard Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, PUL, Lyon, 1993.