“Sous le ciel incertain des jours”

« Sous le ciel incertain des jours »

Pascal DIARD

Lundi 19 octobre 2020
(Edito de la lettre d’informations du GFEN)

Commencer par cette citation d’un poème de Jean-Pierre Siméon[1] me semblait approprié pour décrire l’époque que nous traversons : réduction de notre subvention de 30% par le ministère de l’éducation nationale, annulation du jour au lendemain d’initiatives prévues pour des raisons sanitaires qui se doublent de mesures sécuritaires, annonce ministérielle d’états généraux du numérique regroupant toutes les entreprises avides des profits possibles en cas de privatisation du service public de l’éducation, apologie de l’enseignement à distance au détriment d’une relation pédagogique
de proximité, j’en passe et des meilleures.

Les fondements sociaux de l’éducation publique sont ainsi profondément remis en cause, soumis strictement aux impératifs politiques et économiques de rapports de production et de
consommation qui engendrent des inégalités de plus en plus criantes.

Et puis le « ciel incertain des jours » s’est considérablement assombri le 16 octobre avec l’assassinat
effrayant d’un professeur d’histoire, posant avec une acuité extrême la question de l’éducation scolaire, celle du sens du métier d’enseignant et de ses impacts sur les mentalités des publics concernés. Au-delà de l’émoi légitime qu’un tel acte produit dans la population, pouvons-nous encore cultiver un
maximum  d’esprit critique, nous interroger sur ce qui, à nos yeux, est source de tels crimes ?

Alors que les conditions d’exercice pratique et théorique de notre métier sont bouleversées par des politiques de formation du « moins-disant » pédagogique, les injonctions à se ranger, tel un seul homme, telle une seule femme, derrière la bannière des « valeurs de La République », résonnent curieusement aux oreilles des militant.es de l’éducation nouvelle.

Car l’objet « république » est loin d’être une évidence ; elle demeure un savoir historique à
construire, en particulier en confrontant les différentes interprétations qui lui ont donné sens et signification : cette république, est-ce la « sociale » chère au mouvement ouvrier ou la
« conservatrice » revendiquée par Thiers et Jules Ferry ? Ou les deux à la fois dans un conflit d’idées et de pratiques permanent ? Est-ce la « coloniale » ou la « fraternelle », voire « l’universelle » ? Quelle exemplarité et quelle efficacité accorder au principe d’égalité quand l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 se termine par ces mots : « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » ? Que faut-il comprendre derrière le mot « laïcité », liberté de conscience
et/ou refus catégorique de certaines prises de position partisanes ?

C’est ce genre de questions que les élèves se posent quand nous construisons des démarches qui sollicitent leur questionnement, base et support d’un esprit critique qui vise toutes les formes d’émancipation, individuelle et sociale, intellectuelle et pratique. Penser les contradictions du temps présent, mettre en œuvre un rapport au savoir et à savoir qui vise à comprendre collectivement le monde pour le transformer, nous semblent toujours d’une urgence anthropologique.

Et, plus que jamais, le poète a des choses à nous dire :

« Un jour il y a longtemps je me suis dit à moi-même
(c’était un serment dans la nuit) : avant de partir
sous le ciel incertain des jours
habille-toi de ta langue
emplis tes poches
des mots volés à toutes les bouches
les mots du fou du sage du charpentier
les mots de ton père et les mots de l’étranger
 »

[1] Serment à moi-même, tiré du recueil « Ici — Poèmes pour grandir », Cheyne éditeur, 2009.