Stages en Guyane 2023 : journal de bord du GFEN

Stage Education Populaire et Pédagogies Emancipatrices

“Qu’est-ce qui fait science ?”

Sud Educationn Guyane

26, 27 et 28 avril 2023 à Saint Laurent
3, 4 et 5 mai 2023 à Cayenne

 

Saint-Laurent du Maroni, samedi 29 avril 2023

Le GFEN est invité pour la septième fois par Sud Éducation Guyane pour organiser le fameux stage sur les pédagogies émancipatrices. Première étape : l’Ouest Guyanais.

Dès l’atterrissage lundi dernier, direction le Maroni, frontière ouverte avec le Surinam. Claire nous accueille, comme toujours, avec gentillesse, disponibilité et sororité. Première soirée dans un carbet au beau milieu de la forêt guyanaise et déjà les idées fusent pour donner contenu à la thématique choisie par les syndicalistes : qu’est-ce qui fait science ?

L’habitude a été prise depuis nos premières rencontres : nous concevons ensemble une dynamique, nous co-animons les ateliers, nous faisons la vaisselle à tour de rôle (Jérôme le soir et Pascal le
midi). Entendons-nous bien : un stage ne réussit qu’à la condition première que l’organisation matérielle soit à la hauteur des enjeux intellectuels. Sarah nous a gâtés avec ses petits-grands plats guyanais, Claire s’est décarcassée pour nous fournir tout ce dont nous avions besoin. Longue vie à ces deux militantes de l’émancipation !!!

Notre programme ? Mercredi matin, prise de contact et débat mouvant puis dans la foulée un colloque de scientifiques. Jeudi, en parallèle, problème sans question et texte à trous le matin, colloque de
mathématiciens et démarche sur la biodiversité l’après-midi. Vendredi, la règle d’accord des participes passés et démarche sur le rectangle d’Euclide le matin, cartographie des controverses l’après-midi avant de clore cette aventure.

Car c’est bien une aventure palpitante que nous venons de vivre, tout aussi fraternelle (c’est le mot de Jérôme qui n’en revient toujours pas !!!) que lors des stages précédents.

Du côté des stagiaires, les paroles sont fortes.

Laurent, enseignant de CP, créole originaire de Cayenne, découvrant « l’autre monde » qu’est pour lui Saint-Laurent du Maroni, nous dit à quel point la formation que nous faisions vivre était à l’opposé de
celles, « infantilisantes », que l’institution leur inflige. Sa poignée de main, au moment de se dire au revoir, était accompagnée de ces mots : « Merci de nous avoir reconnus capables de penser par
nous-mêmes et autorisés à le vivre !! ». Ce stage a d’ailleurs eu une identité inédite et des paroles pas souvent entendues : celles des collègues créoles venu.es en nombre cette fois-ci. Claire en était elle-même surprise et ravie.

Pierre est prof de maths/science en lycée pro. Il est venu les 3 jours, toujours en avance le matin, nous obligeant à nous lever avant l’heure (non mais !). Dans l’atelier « problème sans question » menée par Claire autour d’un document à propos d’Internet, Pierre exprime une certaine culpabilisation, du fait de ne pas laisser le temps aux élèves de chercher et de débattre pour comprendre et s’approprier les concepts scientifiques qu’il veut enseigner. Je le revois encore, au moment de la démarche de Jeanne sur les participes passés, jubiler en prenant conscience à quel point il était possible de construire scientifiquement le fonctionnement de la langue, d’enseigner la grammaire comme une science à part entière.

Comme le dit Claire, il se passe quelque chose dans ce stage comme un « renversement ». Les collègues viennent avec des « souffrances », à tout le moins des « blocages », qui n’en
finissent pas d’exprimer à quel point notre métier (en matière de formation) et notre travail (au quotidien dans nos lieux d’exercice) sont en souffrance, à quel point nous fait souffrir cet empêchement d’agir auprès de TOUS et TOUTES que nous impose la rue de Grenelle depuis trop longtemps. Et puis … les collègues repartent avec la banane (fort bonne ici, au royaume des fruits). Claire dit même qu’elles et ils se sont « ouvert.es », sont prêt.e.s à faire autrement, en un mot elle sent qu’elles et ils se sont libéré.e.s !

Cette analyse nous conforte dans le défi que nous avions lancé au départ, quand je reprenais, pour présenter le GFEN, la phrase d’Henri Bassis : « ce n’est pas l’animateur qui forme, c’est le stagiaire qui
se transforme. » Encore faut-il qu’elles et ils le veulent ; à nous de créer les conditions pour qu’elles et ils le puissent.

De notre côté, le contenu du stage nous a obligé à inventer, Jérôme et moi.

L’ouverture par un colloque de scientifiques (« Les scientifiques nous parlent. Mais au fait que nous disent-ils de ce qu’est la science, de ce qu’on fait quand on fait de la science, d’à quoi sert la
science ? ») a été un beau moment de lecture, de débat et de dispute intellectuelle, surtout après le débat mouvant autour de l’usage politique des sciences.

Vous comprenez bien dans quel contexte ce stage se déroulait, ce qui en motivait l’organisation par les camarades sudistes !

Du coup, toutes les démarches, anciennes comme nouvelles, que nous avons proposées et fait vivre ont pris une autre tournure, une autre ampleur : un ancrage dans l’actualité récente. Les enjeux scientifiques de l’enseignement des maths, de la biodiversité comme de la grammaire s’en sont trouvé enrichis.

Une « preuve » ? Ces mots écrits par Mickaël sur le paperboard en fin de stage : « Qu’est-ce qui fait s(ci)ens ? Qui fait s(ci)en(ce)s ? ». C’est le même « Mike », prof de maths au même lycée que Claire, qui nous a offert, en toute fraternité, une balade en kayak dans une crique donnant sur le Maroni, pour finir par nous faire goûter ces différents rhums arrangés.

Décidément le séjour en Guyane a du bon !!

Pascal (après relecture de Claire et de Jérôme).

 

Stage sur Cayenne
Mercredi 3, jeudi 4 et vendredi 5 mai 2023

34 personnes présentes sur 48 inscrit.es, ce qui fait au total, avec les 24 de Saint-Laurent du Maroni, un stage de 60 personnes.
Rapportés à la population d’enseignant.es, un des plus importants stages de ce
type !!

Dès le début une surprise nous attendait : Jean-Renaud, enseignant de lettres et fidèle pour la 4ème fois à ce stage, me dit qu’il a réussi son concours grâce à nous et au texte recréé. Une première
mondiale ? Reste que cela nous a mis la banane pour les 3 jours.

Même entrée qu’à Saint-Laurent, mais avec une variante : pour commencer à se connaître, on demandait aux collègues de se positionner dans le hall selon leur appartenance aux sciences sociales (à
gauche, normal ?), aux sciences de la nature (à droite, normal ?), à aucune détermination scientifique (au centre, là c’est normal !).
Premières paroles, premières significations utiles à entendre : une P.E. en maternelle se situe « à gauche » car elle travaille avec des humains ; beaucoup restent au centre, le mot « science » ne leur permettant pas de se « positionner » de prime abord.

Le débat mouvant « l’usage des sciences est toujours politique » est à nouveau remarquable : par l’écoute des arguments des unes et des autres, même si seulement 2 personnes décident de bouger ;
remarquable par un moment de dépassement des oppositions quand une jeune collègue argumente ainsi : « L’usage des sciences est potentiellement politique ».

Le colloque des scientifiques dans la foulée : 2 groupes qui le préparent différemment, l’un au plus près des textes et des questions posées, l’autre s’en détachant pour avancer leurs propres représentations. Bouquet final du colloque : et alors les sciences de l’éducation, elles existent ? Une science du singulier est-elle possible ?

La présentation des 2 journées qui vont suivre les met en appétit, suscite déjà des envies de poursuivre.

Une participante fait cette analyse de la matinée : « les échanges et la coopération m’ont permis de m’émanciper de la peur que le mot « science » induit chez moi ». Comme quoi, c’est bien la stagiaire qui se transforme, non le formateur qui forme.

Une après-midi copieuse à la photocopieuse !! Voilà notre mercredi qui s’achève.

Deuxième journée matin

(Paroles de stagiaire après le texte à trous d’Al-Khwarizmi)
Dans un texte scientifique, les mots ne sont pas tous scientifiques. Quand les mots manquent, il nous faut réfléchir. Il est possible de réinvestir cette démarche à tous les niveaux. La partie individuelle est nécessaire pour les enfants en plus grande difficulté, pour qu’ils se mettent en recherche.
Entendre plusieurs lectures et hypothèses ouvre à une plus riche compréhension du texte. Une collègue dit à quel point la lecture du texte n’est pas figée même une fois les mots donnés en fin de parcours. Quelques réinvestissements créatifs sont discutés.

(Paroles de stagiaire après le problème sans questions) « Trouver sens à un texte à partir d’un questionnement. Donner du sens aux apprentissages. D’accord ! Mais en maternelle ? » C’est dans ces
moments que nos expériences en formation adulte dans l’institution prennent de la valeur.

3 groupes pour le problème sans questions et trois manières différentes de se questionner, au vu des trois affiches produites !! Avec des questionnements du côté de l’animateur : quelle différence faites-vous entre équivalent et équitable ? Quelle distinction entre énoncé et texte ? Un schéma est fait par une participante qui fait penser aux opérations de remembrement en Bretagne ! Un autre groupe conclut par cette question : à quand le rendez-vous chez le notaire ? Autrement dit, un texte qui fait s’interroger et non un énoncé scolaire qui oblige à reproduire des mécanismes opératoires ; le pari est gagné.

En conclusion de cette matinée, une idée force s’exprime : il est nécessaire de commencer par se questionner pour entrer en démarche scientifique.

Jeudi après-midi.

Colloque des matheux : l’écriture permet le processus d’abstraction s’étonne Marion ; une collègue de l’élémentaire dit qu’elle va enseigner le zéro, non comme la marque d’un rien, mais comme un nombre à
part entière.

L’intelligence des limites : décidément cette démarche demande beaucoup plus de temps que 3 heures, et une attention autre que pendant les grosses chaleurs de Cayenne. Thomas critique l’ouverture de la démarche qui lui semble sans lien évident avec la suite. Et pourtant la lecture des articles de la revue « Espèces » a été largement appréciée et le concept d’hypertélie, construit trop vite, a été approprié par certains.

C’est aussi cela l’intérêt précieux de ces stages syndicaux : faire vivre en grandeur nature nos démarches sous le regard critique et amical des camarades.

Le vendredi arrive, hélas (nous qui sommes à un jour du départ, pas pressés de repartir).

Journée-feu d’artifice !!! Les collègues créoles sont toujours actifs dans les débats, prompt.es à s’engager dans l’activité intellectuelle, à égalité avec les « métros ». J’insiste sur cette
nouveauté dans les stages Sud, car même les syndicalistes chevronné.es s’en étonnent agréablement, insistant dans leurs analyses sur la présence, inédite par son ampleur, de cette nouvelle génération d’enseignant.es créoles.

Nos ateliers (participe passé, rectangle d’Euclide, Anthropocène, géométrie recréée) secouent les évidences, les représentations, enclenchent des envies de transformation dès le lendemain, contribuent à consolider « ce qui fait science ». Des stagiaires en redemandent : « L’an
prochain, y aura un nouveau stage de cet acabit ? ».

En tout cas, nous sommes prêts à revenir, avec joie. La jubilation intellectuelle n’a pas de limites !

Et un salut fraternel à Sabine (courses et transport), Antoine (photocopies couleur), Elsa et Claire (logistique sur long terme), Alex et Stéphane (logement militant et plein de petits plats délicieux). Ce salut se veut ferment d’égalité réelle, celle que des réseaux militants essaient tant bien que mal de construire ici et maintenant.

La Guyane est décidément terre de découverte humaine.

A bientôt, nous l’espérons.

Jérôme Canonge et Pascal Diard