Lettre de l’AFEF à Madame la Ministre de l’Éducation Nationale

Interpelée par l’accent mis sur la “maitrise du français”  dans le discours du Président de la République du 21 janvier, puis dans les “Onze Mesures pour une grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République” publiées le 22 janvier, l’AFEF a écrit le lundi 26 janvier 2015 à Madame la Ministre de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

Madame la Ministre de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche,

Nous tous, enseignants, chercheurs, formateurs, membres de L’AFEF (Association Française des Enseignants de Français, de la maternelle à l’université), nous sentons particulièrement interpelés par les évènements dramatiques qui ont à nouveau endeuillé la société française et porté atteinte aux
fondements même de notre République : liberté, égalité, fraternité.

Madame la Ministre, dans votre discours du jeudi 22 janvier, où vous insistiez sur le rôle décisif que l’école doit mener dans ce combat contre la barbarie, une des “Onze mesures pour une grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République” que vous avez proposées nous concerne
tout particulièrement : “Engager un chantier prioritaire pour la maitrise du français”.
Nous ne pouvons qu’y souscrire, tant nous pensons qu’apprendre à parler, lire, écrire pour penser, apprendre, se construire et vivre ensemble, est la pierre angulaire de l’éducation et de l’instruction.
C’est pour apporter notre contribution à ce chantier prioritaire que nous nous adressons à vous. Car, au-delà de l’émotion bien légitime, il s’agit avant tout de faire le bon diagnostic.

Nous enseignons les œuvres de Voltaire, Diderot, Hugo, Zola, Camus…, et pourtant, Madame la Ministre, nous assistons, parfois impuissants, à la montée de fanatismes et intégrismes, politiques et religieux, dont nous devons affronter les discours délétères dans nos classes. Nous enseignons le français, comme langue première et seconde, et ne pouvons pas toujours empêcher nos élèves d’adhérer à ces discours pernicieux.
Nous tentons de les déjouer par la rationalité, souvent au prix d’épuisantes luttes quotidiennes. Nous voulons bien, au même titre que tous les acteurs de la communauté éducative, nous sentir collectivement responsables de n’avoir pas assez écouté ni entendu les cris d’alarme des adolescents, relayés par des enquêtes ou des rapports insuffisamment pris en compte. Dans une société où les agents économiques dominants et les leurres de l’argent obstruent l’avenir professionnel des jeunes,
avec une École championne des inégalités et d’une sélection scolaire dont sont toujours victimes les mêmes catégories sociales, on a trop vite oublié que le débat, le questionnement, le vivre ensemble et la compréhension du monde devraient être au cœur de toutes les disciplines, dont la discipline français.

Mais, Madame la Ministre, pouvons-nous faire plus ? Dans les établissements, nous courons après le temps, un enseignant de français en collège a vu doubler le nombre d’élèves dont il a la charge en quarante ans ; nous sommes, par les programmes successifs, soumis à des injonctions
contradictoires et des exigences démesurées et inadaptées ; notre discipline est traversée par des débats de société sur la lecture, l’orthographe, la grammaire, qui sous-tendent des réformes à répétition autant préjudiciables aux élèves qu’aux enseignants. Et progressivement,
insidieusement, les moments d’expression par l’écriture, la lecture, le débat, et le travail en projet ont diminué dans les classes du primaire, du collège et du lycée. De fait, si ne pouvons faire plus,
pourrions-nous faire mieux et autrement ?

Les mesures que vous proposez, Madame la Ministre, aussi louables qu’engageantes par le dynamisme et la mobilisation sur la laïcité qu’elles veulent insuffler, ne sont pas nouvelles, et ne vont pas assez loin. Vous annoncez, par exemple, une évaluation diagnostique au début du CE2, mais les grandes évaluations nationales en fin ou en début de cycle n’ont jamais produit de grands effets si elles ne sont pas accompagnées de changements importants des pratiques et des contenus d’enseignement. Le
nouvel enseignement moral et civique est ajouté sans indiquer s’il s’agira d’une discipline supplémentaire que l’emploi du temps des élèves aurait du mal à intégrer ou d’une compétence éducative partagée.
L’éducation aux médias, que vous renforcez, figure déjà aux programmes depuis longtemps sans qu’on en ait réellement évalué les effets escomptés ; certes, nous vous savons gré de considérer que les usages du numérique, loin d’être une évidence, doivent être réfléchis de façon critique et travaillés pour en faire de véritables vecteurs d’apprentissages.

Car si nous, enseignants de français, pouvons difficilement faire plus, Madame la Ministre, nous pourrions probablement faire “autrement”, à condition d’être accompagnés et formés pour aider nos élèves à réussir. Les ressources existent pour refonder en profondeur un enseignement du français au service du développement personnel, social, professionnel et citoyen de chacun, elles existent dans la culture professionnelle, dans les revues d’associations militantes, dans les travaux de recherche de
la communauté internationale de didactique du français, qui depuis plus de trente ans n’ont cessé d’interroger les pratiques enseignantes, de proposer de nouvelles stratégies d’apprentissage, d’accompagner les enseignants en recherche sans être véritablement entendus. C’est le sens
des questionnements que nous nous permettons de vous adresser :

– Peut-on réinterroger collectivement les diverses conférences de consensus et travaux de recherche organisés autour de l’enseignement de la lecture, de l’écriture, de l’enseignement en ZEP, au regard des programmes et instructions officiels qui les ont peu suivis, plus souvent à l’écoute des éléments les plus conservateurs de la société et de l’éducation ?

– Comment la discipline français, dont la place centrale a déjà été affirmée dans le Socle commun,
peut-elle être intégrée plus judicieusement dans les cursus en explicitant sa relation avec les autres disciplines ? La dénomination “maitrise du français” est trop restrictive si elle est comprise comme
une fin en soi, sans la progressivité nécessaire et sans l’articuler à l’expression d’une pensée orale et écrite. La question des “langages fondamentaux” du nouveau projet de Socle commun, dans laquelle la discipline français tient une place centrale, nécessite une mise en perspective des apprentissages, modes de pensée et langages spécifiques à chaque discipline. Cette question des langages, au cœur des apprentissages des élèves allophones nouvellement arrivés que l’école a la mission d’inclure, interroge d’une manière plus large, pour un grand nombre d’élèves, les compétences langagières pour apprendre à l’école, et l’adhésion à la langue française et aux langues de France pour s’insérer
dans la société.

– Quel sens redonner aujourd’hui à la culture humaniste, qu’elle soit scientifique, linguistique, artistique ou littéraire ? Si de grands auteurs ont été régulièrement cités depuis quelques semaines pour répondre au désarroi face à la barbarie, l’éveil à la littérature, contemporaine, classique, francophone, internationale, demande de penser les finalités de son enseignement, et les postures de questionnement proposées aux élèves supposent aussi de faire évoluer les pratiques
enseignantes.

– Sur quelles recherches et formations spécifiques pouvons-nous nous appuyer pour mettre en place un enseignement explicite de la “compréhension de l’écrit” (Mesure 6) et les enjeux du numérique et de ses usages (Mesure 3) ? Comment pouvons-nous aider nos élèves pour assurer ces changements?

– Comment faire évoluer les pratiques enseignantes par la formation ? Malgré les recommandations officielles, les élèves écrivent peu, lisent peu, parlent peu, ou trop peu, en classe ; ils n’ont guère l’occasion de prendre la parole, de débattre, d’échanger avec les autres élèves et leurs enseignants. Soutenir l’expression écrite des élèves, leur prise de parole argumentée, suppose, non seulement du temps, mais aussi des changements importants de postures et de gestes professionnels que la
formation doit étayer.

– Dans le cadre de la refondation de l’école, pouvons-nous repenser en profondeur la formation des enseignants actuellement aux prises avec des conflits d’intérêts et de pouvoir dévastateurs entre les universités, les disciplines, les rectorats, entre les enseignants du premier et du second degré? Ne devrait-on pas écouter les acteurs de la formation, affaiblis par près de cinq ans de combat pour qu’elle continue à exister, afin de poser les bases d’une formation exigeante répondant à la nécessité de maitriser des connaissances éprouvées et de faire évoluer les pratiques ?

– Comme moteur de la transformation des pratiques, pourquoi ne pas reprendre l’idée de la recherche-action-formation, mise en place dans les pays européens qui ont su faire évoluer de manière efficiente leur système éducatif ? Mettant en synergie les pratiques de classe et les apports de la recherche, des enseignants du primaire ou du secondaire et des chercheurs, ces dispositifs, implantés au plus près des établissements et des problèmes à résoudre, permettraient aux enseignants d’interroger collectivement et de faire évoluer leurs pratiques d’enseignement.

– À l’instar des supervisions des professionnels d’autres secteurs, ne devrions-nous pas disposer d’un système d’accompagnement professionnel pour la formation des enseignants au dialogue et à l’écoute, et ainsi mieux les préparer à répondre aux incertitudes, aux questionnements, voire aux agressions verbales des élèves ?

Nous plaidons, Madame la Ministre, pour un enseignement humaniste, intégrateur des valeurs et enjeux éducatifs  qui, plaçant le langage au centre, lui donne les moyens de fédérer un morcèlement redoutable pour des esprits fragiles. Il ne s’agit pas, nous le voyons bien, d’empiler de nouveaux dispositifs, de demander toujours plus, mais de faire autrement, et dans la durée. Nous appelons donc à une consultation large, longue, avec l’ensemble des acteurs  du système éducatif, notamment leurs associations, sur les conditions et modalités de la mise en œuvre de cet enseignement humaniste. L’AFEF s’engage à contribuer à cette consultation pour que l’émoi national du 11 janvier ne retombe
pas, mais au contraire se transforme en un élan ouvrant à  des changements durables.

Nous nous tenons à votre disposition pour un éventuel entretien, et vous prions de croire, Madame la Ministre, en l’expression de notre haute considération.