Entretien avec Nicole Grataloup pour le site Q2C Questions de classes, 20/12/13 Nicole Grataloup est professeur de philosophie, actuellement retraitée, responsable du secteur philosophie du GFEN depuis 1989, a publié de nombreux articles et participé à des ouvrages collectifs sur l’enseignement de la philosophie et sa didactique. Q2C : Peux-tu expliquer rapidement, pour ceux qui ne connaissent pas, ce qu’est le Groupe Français d’éducation nouvelle (GFEN) et ses objectifs ? Nicole Grataloup : Le GFEN est un mouvement pédagogique qui existe depuis 1922 (Paul Langevin et Henri Wallon, entre autres, en ont été présidents) et qui a développé depuis les années 70, avec Henri et Odette Bassis, une conception de l’apprentissage que l’on pourrait qualifier, pour aller vite, de socio-constructiviste ; d’abord surtout à l’école primaire, puis au fil des années au collège et au lycée, ainsi que dans de multiples lieux de formation et d’éducation. Cette conception est basée sur le pari de l’égale intelligence de tous les humains : « tous capables » d’apprendre et de réussir, à condition qu’on leur propose les situations et les consignes de travail qui le leur permettent. La pédagogie traditionnelle fait apprendre des savoirs coupés de leur processus d’élaboration (historique et conceptuel), coupés de la recherche et du questionnement dont ils sont le résultat : il s’agit au contraire de faire construire les savoirs par les élèves, en leur proposant justement d’entrer dans ce questionnement et cette recherche, pour que ces savoirs prennent sens et soient véritablement appropriés conceptuellement. Contre l’idéologie des dons et la théorie du « handicap socio-culturel », qui sont tour à tour (ou conjointement) mobilisées pour expliquer/justifier l’échec scolaire et le creusement des inégalités sociales à l’école, le GFEN propose au contraire de développer la recherche et l’élaboration de « démarches d’auto-socio-construction du savoir » qui permette à tous d’apprendre et de réussir ; contre l’individualisation des apprentissages et des parcours, qui semble être devenu le maître-mot dans l’éducation aujourd’hui, le GFEN propose au contraire l’idée qu’on apprend mieux ensemble, dans la confrontation et la collaboration avec l’autre, quand la classe est instituée en collectif de recherche et de travail ; contre « l’égalité des chances », le GFEN propose de mettre l’égalité (tout court) à la base des pratiques et des politiques d’éducation, dans une perspective démocratisante et émancipatrice. Tels sont, rapidement brossés, les principes généraux qui guident le travail concret et minutieux que mènent les groupes et les secteurs du GFEN, au plus près des différents contenus disciplinaires, des approches méthodologiques et des réalités de terrain partout où ils interviennent. Q2C : Quand a été crée le GFEN Philo et quel est son fonctionnement ? A qui est-il ouvert ? N.G. : En 1989, nous étions plusieurs professeurs de philosophie membres du GFEN et nous avons voulu créer un secteur afin de travailler collectivement sur la pédagogie et la didactique de la philosophie. A cette époque, l’enseignement de la philosophie, et en tout cas ses représentations institutionnelles (Inspection, associations, publications, instances de formation continue etc..) étaient largement hostiles à toute pédagogie, conformément au « dogme » que « la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie » : les difficultés des élèves viennent de leur cursus antérieur qui ne les a pas bien préparés à la philosophie, en conséquence de quoi toute recherche de type pédagogique en philosophie est inutile, voire néfaste. En rupture avec cela, nous étions convaincus qu’on ne pouvait pas travailler à une véritable démocratisation de l’enseignement de la philosophie, au-delà de sa massification de fait dans ces années là, sans se poser les questions pédagogiques et didactiques que beaucoup de disciplines se posaient déjà. C’est pourquoi nous avons créé au sein du mouvement un secteur philo, afin de mettre en œuvre les principes du GFEN dans l’enseignement de la philosophie. Ce secteur travaille donc depuis 24 ans, avec des réunions régulières, des stages annuels, des publications. Il est ouvert à tous ceux qui souhaitent travailler dans ce sens, en premier lieu des professeurs de philosophie, mais pas exclusivement. Q2C : Quelles sont les principales activités du GFEN Philo ?N.G : Les activités du GFEN philo consistent d’abord en des réunions régulières tout au long de l’année, dans lesquelles nous élaborons ensemble des démarches pour l’enseignement de la philosophie, que nous expérimentons dans nos classes, dans des stages avec des adultes, pour en analyser ensemble les effets, les échecs et les réussites, et les affiner, les faire évoluer en fonction de ces observations. Ce travail de l’année aboutit à un stage annuel, en général fin août juste avant la rentrée, centré sur un thème philosophique ou sur une question didactique, destiné aux professeurs de philosophie mais aussi ouverts à tous (professeurs d’autres disciplines, et d’autres niveaux d’enseignement, éducateurs dans et hors l’école). Dans ces stages nous faisons vivre aux stagiaires (et à nous-mêmes donc aussi, abolissant ainsi la distinction formateur/formé) les démarches que nous avons inventées, nous les analysons ensemble, réfléchissons à la manière de les adapter pour des élèves, d’améliorer les consignes de travail etc… La revue Pratiques de la philosophie (11 numéros parus) que nous avons créée en 1991 publie nos démarches et réflexions, et accueille aussi des articles de chercheurs, de philosophes et de professeurs qui souhaitent partager leurs expériences et leurs analyses. Enfin, nous avons publié l’ouvrage Philosopher, tous capables (Chronique Sociale, 2005), qui rassemble une grande partie de nos recherches, aussi bien des démarches précises que des réflexions plus générales, sur les questions que se posent les professeurs de philosophie : comment susciter l’intérêt des élèves, comment leur faire lire des textes de philosophie, comment leur apprendre à écrire de la philosophie, à s’approprier les concepts et problèmes philosophiques, à débattre ? Le sommaire détaillé de ce livre, ainsi que les sommaires des 11 numéros de Pratiques de la philosophie sont consultables sur le site du GFEN (new.gfen.asso.fr, à la rubrique ressources, livres et périodiques). Q2C : Quel est à ton avis l’intérêt de ce travail ? N.G : Il me semble important de dire qu’à nos yeux, l’ensemble de ce travail constitue, pour nous et ceux qui y participent avec nous, un dispositif de formation continue qui n’a rien à voir avec celle qui se pratique dans les instances officielles : inventer ensemble des démarches, les expérimenter soi-même et en classe, les passer au crible de la critique collective, analyser les manières de mener une démarche, comprendre ce qui « marche » et ce qui « ne marche pas », et pourquoi ; mieux analyser et comprendre la façon dont chacun, selon son style propre, fonctionne dans sa classe et dans son rapport à la philosophie ; analyser ensemble les difficultés des élèves et trouver les moyens de les aider à les résoudre ; mais aussi réfléchir ensemble aux fondements théoriques de ce que nous faisons, découvrir de nouveaux textes ou problématiques en se demandant comment les faire découvrir à nos élèves ; écrire ses pratiques… Tout ceci avec la profonde conviction que chaque professeur est un chercheur, que la seule formation qui vaille est celle qui est menée par les professionnels eux-mêmes, sans hiérarchie évaluatrice, sans distinction formateur/formé, sans imposition des « bonnes pratiques » par celui qui sait à celui qui ne sait pas. Mais au contraire dans un travail collectif qui met chacun à égalité, avec rigueur et sans complaisance, aussi bien dans l’élaboration que dans l’analyse des démarches et des pratiques. C’est là à notre avis tout ce que n’est pas la formation continue que l’institution propose aux professeurs de philosophie et ce qu’elle devrait être. Q2C : Est-ce que tu peux revenir sur la notion de construction d’une « démarche » ? En quoi cela consiste-t-il ? Peux-tu nous donner un exemple de démarche ? N.G : Ta question me permet de revenir sur ce qui est finalement la raison d’être de notre secteur : que le travail que nous menons avec les élèves que nous avons en charge soit le plus formateur pour eux, leur permette de développer au maximum leurs capacités de réflexion, d’analyse, de conceptualisation et de problématisation philosophique. Il nous semble que l’enseignement de la philosophie est encore trop souvent pris dans la crainte que si on renonce au cours magistral ou au cours « dialogué », on va nécessairement tomber dans la discussion de café du commerce ou « l’expression des opinions » des élèves. Or ce que nous proposons, c’est au contraire de dépasser cette fausse alternative, en instituant la classe en collectif de recherche philosophique ; et les « démarches » sont les dispositifs concrets qui font travailler ce collectif. Parce que nous nous posons la question de l’activité des élèves, et que nous savons qu’elle n’est pas « spontanée », nous pensons qu’il faut leur proposer des situations de travail qui leur permette de déployer cette activité, individuellement et collectivement, pour construire ensemble la compréhension d’un concept, le débat sur un problème, l’appropriation d’un texte philosophique, le développement des compétences d’écriture.Pour détailler un peu ce que signifie élaborer une démarche, je dirais qu’il faut : identifier le noyau conceptuel que l’on veut travailler, l’objectif premier étant l’appropriation de ce noyau conceptuel, mais aussi les objectifs méthodologiques, les processus de pensée dont on pense qu’ils seront nécessaires au travail imaginer une situation-problème qui mette en jeu ce noyau conceptuel : cela peut se faire à partir des questions des élèves, de la confrontation de leurs opinions ; à partir de situations réelles (par exemple, un corpus d’exemples de « désobéissance » pour démarrer une démarche sur la désobéissance civile) ou fictives (par exemple un récit littéraire ou mythologique) etc.. organiser le travail individuel ou de groupe sur la situation-problème, avec des consignes précises les amenant à identifier le problème posé, à formuler des hypothèses quant à sa résolution, dégager les présupposés et les implications de ces hypothèses chercher des textes philosophiques proposant des concepts et des thèses pour éclairer de diverses façons le problème, concevoir les consignes à donner aux élèves quant à la lecture et à l’utilisation de ces textes organiser le débat entre les groupes, en définissant la forme et les acteurs du débat, ainsi que sa finalité : par exemple la forme « procès » devra aboutir à un verdict argumenté ; la forme « colloque » devra mettre au jour les thèses en présence, identifier la nature de leurs désaccords ou convergences, évaluer la possibilité de les concilier ou pas ; la forme « séminaire » devra construire peu à peu la compréhension d’un texte long à partir de la succession de ses fragments analysés et explicités par les différents groupes définir ce qu’il faut mettre en place comme dispositif pour que tout ce travail débouche sur une appréhension et compréhension la plus claire possible de la problématique et des concepts qu’elle engage, soit oralement ensemble dans la classe, soit par des travaux d’écriture individuelle et/ou collective : lettre, dialogue, compte rendu, article de dictionnaire. C’est-à-dire penser comment on va conclure sur le contenu conceptuel du travail. concevoir les modalités du retour réflexif sur la démarche, c’est-à-dire le moment où on va identifier et nommer les processus de pensée qu’on a mis en œuvre, ce qu’on a fait, ce qu’on a appris en termes de méthodes de réflexion, de compétences philosophiques. Nous faisons ce travail ensemble, ou à partir d’une proposition, d’une idée de l’un d’entre nous, en ayant toujours en tête nos élèves concrets, leurs potentialités et leurs difficultés, la situation réelle dans laquelle nous sommes avec eux. Ce faisant, nous avons élaboré tout un répertoire de formes de travail, qui peuvent se combiner différemment selon l’objet de la démarche et ses objectifs, selon l’accentuation que chacun veut donner à la démarche dans un moment particulier du travail de sa classe. Ce « répertoire » est en constant développement, par le travail du groupe que j’ai décrit plus haut, par la confrontation avec la réalité des élèves, par la critique permanente que nous en faisons : nos démarches ont une histoire, et le dernier mot n’est jamais dit. Q2C : Aujourd’hui quelle est l’actualité du GFEN Philo ? Quels sont ses projets ? N.G. : D’une part, nous sommes de plus en plus en lien avec d’autres groupes ou associations qui travaillent aussi sur l’enseignement de la philosophie : avec l’Acireph, que nous avons contribué à créer en 1998, avec le groupe « enseigner la philosophie autrement », avec des « microlycées » ou Lycée de la Nouvelle Chance (LNC) auxquels participent certains d’entre nous. Nous sommes intervenus au colloque de l’Unesco sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques fin novembre (suite logique d’une collaboration de longue date avec Michel Tozzi), et au colloque Enseignement et pratiques de la philosophie en France organisé par le CAREF de l’Université d’Amiens début décembre. Cette diversité de lieux de recherche théoriques et pratiques nous semble très positive : on est loin de l’ostracisme à l’égard de la pédagogie et de la didactique de la philosophie qui régnait lors de la création du secteur en 1989, et c’est sans doute le signe que des choses peuvent (enfin !) changer dans l’enseignement de la philosophie. D’autre part, nous poursuivons notre propre travail : nous avons en projet un stage à la rentrée 2014, qui serait centré sur la question du langage, de ses enjeux à la fois pédagogiques, sociaux et politiques, et nous allons y travailler à partir de janvier. Ceci est une invitation, adressée à tous ceux qui liront cet entretien, de venir nous rejoindre pour participer à son élaboration ! Pour toute information : nicole.grataloup2@wanadoo.fr et new.gfen.asso.fr Propos recueillis par Irène Pereira Voir les commentaires de l’article sur le Forum du site Questions de Classe(s) 23 décembre 2013 Valérie Pinton