La démarche d’auto socio construction

La démarche d’auto-socio-construction des savoirs

à l’école et en formation

Odette BASSIS

Lire aussi une définition brève de l’auto-socio-construction

 

C’est la spécificité de la recherche présentée ici que d’être fondée pour l’essentiel sur une mise en dialectique entre pratique et théorie[1] et cela, à propos de l’acte même d’apprendre et donc, pour l’enseignant, de l’acte d’enseigner.

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I De quelques prémisses incontournables

  • Une approche épistémologique des savoirs enseignés:

Un retour rapide à la genèse historique des savoirs nous apprend combien ils sont issus de questionnements forts, souvent insolites, y compris quand ils relèvent de la vie courante (ex : le feu, la roue) portés par un regard curieux ne se fiant pas à l’évidence. Or c’est de ces questionnements, lorsqu’ils sont pris à bras le corps et qu’ils sont mis en travail, qu’émergent élaborations et ruptures créatrices qui vont constituer l’ossature culturelle et scientifique proprement dite de ces savoirs, à l’échelle d’une vie comme entre générations et cultures multiples. C’est d’une telle forme d’auto-socio-construction historique et culturelle, face aux aléas, contradictions, voire conflits, que ces savoirs ont tiré leur force de signification et de capacités confirmées.

Bien sûr, sur le plan des contenus à enseigner, il serait naïf et irréaliste de croire que les apprenants pourraient repasser par les étapes historiques d’élaboration des savoirs. Mais il est tout autant
réducteur de n’enseigner que des productions finales telles quelles, même assorties d’argumentaires serrés ou d’éléments de leur genèse. De toutes façons l’enseignement, quel qu’il soit, ne peut éviter d’avoir à « transposer »[2] les savoirs de l’héritage culturel et scientifique pour en extraire ce qui parait devoir en être retenu et enseignable. Ecart obligé d’une transposition faite d’étagements successifs,
depuis les programmes et référentiels, les manuels et jusqu’aux savoirs effectivement enseignés auprès des élèves. Sans omettre le savoir propre de l’enseignant avec les normes implicites ou explicites qu’il se donne  et les « attentes » qu’il a par rapport aux élèves.

Mais c’est là où il peut y avoir perte de sens ou détournement de sens, laissant place au moment où ils sont enseignés à des descriptions, des explications ou démonstrations présentées dans une logique a
posteriori dont la fonction risque de se réduire à en légitimer le bien-fondé ou à donner seulement dans l’efficace en vue de l’examen. Constat brutal, indispensable à aborder pour ne pas se contenter des allants de soi convenus mais d’accéder aux questionnements et cheminements qui les ont générés. Non
pour alourdir mais centrer sur l’enjeu qui est de chercher à la fois quelles clés pour comprendre tel savoir et dans quelle problématique plus large il trouve sa signification, en ouvrant sur un autre rapport au monde, en rupture créatrice avec l’apparent ou l’immédiat. C’est-à-dire entrer dans « le champ de la
signifiance »
comme le précise Roland Barthes(1974)[3].
Ce qui est par là même, pour l’enseignant, le  refus de quelque « violence symbolique » dont il pourrait être l’agent, y compris à son insu.Violence symbolique telle que la stigmatisait Bourdieu (1970) allant avec les méfaits d’une pédagogie implicite voulant ignorer en quoi toute transposition n’est ni neutre ni objective. D’où une explicitation nécessaire que Bourdieu  soulignait par l’importance « d’une maîtrise symbolique de la pratique ». Ce qui est l’objet de cette communication.

C’est dans ce sens que la dimension épistémologique abordée ici se rapproche des épistémologies constructivistes telles que les aborde Jean-Louis Lemoigne (1994) non sans lien, préalablement, avec celle de Piaget (1970), liées ici aux apports de Bachelard  face à ce « nouvel esprit scientifique » qui vint ébranler un positivisme dominant.

  • Une approche épistémique du sujet apprenant

C’est Bachelard, dans la « La formation de l’esprit scientifique » (1983) et dès les premières lignes, qui
soulève la notion d’obstacles épistémologique qui se présentent pour tout sujet humain, « dans l’acte même de connaître ». Il place la capacité d’interrogation à pour l’apprenant – comme moteur décisif de toute avancée de la pensée, car « Il faut avant tout savoir poser des problèmes »…. « S’il n’y a pas eu de questions, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné, tout est
construit »
. Et il précise, dans les dernières pages, d’une part l’importance des « autres » dans les apprentissages : «pour que la science objective soit pleinement éducatrice, il faudrait que son enseignement fût socialement actif », soulignant  même, à certains égards, « les camarades plus importants  que les maîtres »  et mettant en garde de ne pas « figer en dogmatisme une connaissance
qui devrait être une impulsion pour une démarche inventive »
dans laquelle pourtant, au final, « une
découverte objective est immédiatement une rectification subjective. »

La notion de « sujet épistémique » a été abordée par Piaget (1969) pour nommer cette part du sujet propre à gérer des activités cognitives. Ici, il s’agit de dimensionner le « sujet épistémique » en le connectant aussi à l’imaginaire et à la dimension subjective, psychique qui permet de jeter des ponts entre savoir et sujet, dans l’acte de connaître et en cela en prenant en compte aussi la part des relations
aux autres sujets-connaissant[4].

Ici, ce qui est délibérément nommé comme dimension épistémique de l’acte de connaître nous parait décisif car cela fait référence à l’unicité (dans la complexité) de tout sujet-apprenant de par son histoire antérieure et son milieu de vie, ses représentations et ses savoirs actuels qui sont inévitablement présents dans l’ici et maintenant de l’acte d’apprendre. Mais surtout ce qui est en jeu dans cette «démarche d’auto-socio-construction du savoir» ce sont les potentialités encore inexploitées que chacun porte en soi et dont les situations proposées se donnent pour enjeu de les stimuler et de leur donner corps. Sachant, comme le souligne fortement Vygotski (1985) combien « L’apprentissage
peut non seulement marcher du même pas que le développement mais il peut le devancer, le faire progresser en suscitant en lui de nouvelles formations 
», l’acte pédagogique devenant tremplin pour de telles avancées : « L’apprentissage est lui-même source de développement, source du nouveau ». Et si cela est vrai pour l’apprenant, cela est aussi vrai, dans une pratique pédagogique en transformation,
pour le pédagogue lui-même, comme l’analyse finement Castoriadis (1975) à propos de la praxis : « le
sujet lui-même est constamment transformé à partir de cette expérience où il est engagé et qu’il fait et qui le fait aussi. Les pédagogues sont éduqués».
Faut-il clarifier, avec Léontiev (1984) à propos de la
connaissance:

« Le concept de sens signifie que la conscience individuelle n’est pas réductible à un savoir impersonnel, qu’appartenant à un sujet vivant elle est toujours passionnée, bref que la conscience n’est pas seulement un savoir mais un rapport. » (c’est la dimension épistémique) 

« Le concept de signification pose le fait que la conscience de l’homme ne se développe pas dans des
conditions de robinsonnade, mais au sein d’un certain tout culturel, dans lequel se trouve historiquement cristallisée l’expérience de l’activité, des relations et de la perception du monde qu’il lui faut s’approprier. »
      (c’est la dimension épistémologique)

  • L’introduction de la notion de paradoxe :

Déjà, il est précieux de prendre le mot de « construction » dans cette « DASC » (démarche d’auto-socio-construction) avec son double sens qui indique à la fois l’action de construire dans l’exigence soutenue d’aller jusqu’à la conceptualisation et la conscientisation. Sachant que l’action de
construire part toujours à la fois de données déjà là (terrain, situation…) qui sont à retravailler en profondeur à d’où une forme de déconstruction des soubassements à élaguer, déplacer, creuser, casser même parfois et auxquels viennent s’adjoindre d’autres matériaux et configurations nouvelles.

Là, en éducation, nous sommes  dans une situation encore plus complexe : « métier impossible » dirait
Freud ? Car il en va du sujet humain dans ce qu’il devient lui-même, en lui-même et parmi les humains.

Pour ce qui est de la notion de paradoxe, reprise maintes fois dans mes propres recherches de théorisation de cette démarche en éducation, elle apparait dès Socrate, dans sa maïeutique et son dialogue avec Ménon, pour tenter de renverser l’initiative des questions, c’est-à-dire créer les conditions pour que ce soit, lui, l’apprenant qui en arrive à s’en poser. Analyses concernant les
« paradoxes de la connaissance » rassemblées par Canto-Sperber (1991).
Bachelard lui-même, déjà, mettant en cause un cartésianisme fermé, invitait à : « tout recours aux paradoxes si utiles à susciter, même dans l’enseignement élémentaire » (1966).

En Education Nouvelle (GFEN) nous disions : « derrière tel titre de leçon, quel but ? » ou encore « Expliquer, ça empêche de comprendre…quand ça empêche de chercher ! » : c’est-à-dire quelle « rupture » par rapport au bon sens, au cela va de soi… ? plus précisément, quelles contradictions non apparentes, de prime abord, faire déceler sachant que « la connaissance cohérente est un produit de la raison polémique » Bachelard (1981).

II  les paradoxes de la demarche d’auto-socio-construction

 Paradoxe de l’enseignant formateur dont la plus grande utilité consiste à se rendre inutile

  •  un pari : Pour l’enseignant/formateur c’est le parti pris délibéré sur des potentialités de
    développement dont dispose tout apprenant en même temps que sur les siennes pour oser s’y risquer. S’appuyer sur « l’éducabilité cognitive » comme le formule Meirieu ou sur un « tous  capables » tel que l’avance le GFEN, conscient toutefois des risques d’une telle formule quand il s’agit justement de créerles conditions pour que ces potentialités puissent devenir capacités.
  • un travail spécifique : Pour l’enseignant/formateur sont prioritaires les problématiquesàclés à déterminer à propos de tel ou tel contenu: ou, plus simplement, derrière tel titre de leçon, tel libellé du programme, quels concepts déterminants, quelle recherche des problématiques centrales qui, si elles ne sont pas abordées et construites enlèvent aux savoirs leur raison d’exister, pour en faire des formules ou procédures vides de sens.  Là, chaque discipline est concernée très spécifiquement et cela par rapport à une problématique conceptuelle en rupture épistémologique avec ce que l’on trouve pour le moins (dans la pratique ou les manuels courants) dans tant « d’allants de soi » ou le « c’est ainsi » va pouvoir se transformer en un « pourquoi il en est ainsi ».

 

Ainsi pour la numération , il s’agit d’aller à la recherche des raisons d’être du «pourquoi » telle écriture numérique alors que tant de manuels multiplient pages après pages des activités imagées d’assimilation des conventions d’écriture concernant seulement le « comment » dans un pas à pas qui en édulcore le contenu conceptuel. D’où la nécessité de découvrir – comme nécessité –  le fait de grouper, dans une activité liée à une situation spécifique ouvrant ensuite
sur le travail dans le symbolique pour signifier les groupements d’ordre différents et surtout l’invention de ce « zéro » qui signifie « rien » alors qu’il a justement fonction de « lien » dans l’écriture positionnelle[5].

Autant de points majeurs problématisés différemment suivant les disciplines[6] qui posent ensuite à l’enseignant la recherche de situations propres à les aborder pour qu’il y ait construction et non pas seulement réception, quand bien même celle-ci serait logiquement présentée. Et donc, pour cela, une autre nécessité pour l’enseignant quant au mode d’animation à partir des situations engagées qui rendront possible l’auto-socio-construction de tels savoirs. Une animation qui se veut être ni imposition ni effacement, quoique pourtant incitatrice et « empathique »[7] étant elle-même tout au long des processus engagés, dans une activité permanente d’analyse et recherche des processus des apprenants avec un cap toujours à tenir, pour parvenir jusqu’à l’étape de conceptualisation.

 

Paradoxe des situations                           

où ce qui fait problème et paraît pour un temps déroutant met en effervescence de multiples possibles

Deux impératifs contradictoires quant à la conception, par l’enseignant, de telles situations :

  • être accessibles à tous: c’est-à-dire clairement compréhensible par tous, quant aux données proposées et l’objectif à atteindre. Ceci afin d’éviter le préalable d’un magistral lourd qui ferait barrage à l’entrée de tous dans la recherche. Cette situation doit être vraisemblable même si elle est fictive et se présente comme une situation de « simulation »[8]. Les élèves ne s’y trompent pas, d’ailleurs, lorsque la situation est présentée simplement et du  moment qu’ils savent reconnaître si l’objectif recherché est clair pour eux.
  • être à même de générer des processus de recherche : c’est l’enjeu principal car il s’agit de traduire la problématique conceptuelle visée dans une situation qui, sans poser directement
    des questions, va faire se poser un questionnement fort, qui va même dérouter, bousculer, étonner et peut-être dans un premier temps paraître impossible à gérer. Chaque fois, la situation n’a de sens que si précisément elle pose problème, non comme dérivatif illustratif ou ludique, mais déjà par rapport à un objectif bien ciblé, première étape en vue d’un but conceptuel à atteindre.

La caractéristique de l’objectif proposé est d’être « quelque chose à faire » à partir de données spécifiques minutieusement choisies: documents liés à telle ou telle discipline, tableaux, cartes, figures géométriques différentes, etc…. Sachant que ce qui est « à faire » prépare les matériaux réflexifs, les questionnements qui deviendront nécessaires pour la conceptualisation qui suivra.

Par exemple:

–  « classer », mais les critères de classement sont à chercher, en dégageant des invariants.

–  « comparez », mais les éléments de comparaison sont à qualifier (ex : textes littéraires, historiques, documents)

– « préparez une rencontre entre protagonistes différents en vue d’une polémique à gérer, d’une problématique à dégager, d’une décision possible à prendre, d’une conséquence à tirer,… », à partir de documents historiques, scientifiques, littéraires, linguistiques, philosophiques ou autres (pratique de controverse)

La consigne consiste donc à impulser une action dont l’objectif est fixé, en effet, mais non point la conduite, tout entière laissée à l’initiative de l’apprenant. C’est pourquoi cette consigne s’exprime par un verbe, non comme réponse à donner, non comme procédure à suivre, non comme manipulation sous
contrôle, mais comme tremplin où du nouveau est à concevoir.

 

Paradoxe des processus où l’interaction des différences, contraintes et contradictions  permet l’exercice d’une liberté nécessaire pour les surmonter

C’est bien là où se joue ce que signifie une « démarche d’auto-socio-construction» étant un parcours qui déborde le cadre de bipolarisations encore tenaces entre empirisme et rationalisme, entre faire et penser. Là encore Bachelard (19815) avance une position ouverte :« Penser scientifiquement, c’est se placer dans le champ épistémologique intermédiaire entre théorie et pratique » à quoi nous pourrions  argumenter en posant non point la notion d’intermédiaire mais bien plutôt celle de dialectique, voire peut-être de « dialogique » comme le revendique avec force Edgar Morin. Là, dans le vécu d’une telle démarche, des champs différents sont travaillés en tuilage, voire à certains moments en symbiose.

  • processus dialectiques entre acte et pensée :

D’entrée de jeu, la situation initiale étant posée, des contradictions jaillissent perçues un moment comme impossibilité. Aspérités inattendues qui donnent du piment à l’investissement tout en mettant un
moment en arrêt l’action, obligeant à un recul réflexif et à des essais encore craintifs. Des schèmes d’actions et représentations antérieures sont sollicités. Temps précieux où viennent s’insérer de nouvelles tentatives de conduites opératoires et réflexions jusque-là non sollicitées. Des potentialités balbutiantes sont mises en mouvement. Va et vient accéléré entre faire et penser. Où se succèdent, sortant d’un syncrétisme premier, des capacités à discriminer, mettre en relation, coordonner, structurer…et formuler.
Et ce faisant, dans le cours de tentatives plus affirmées, d’en venir au temps des activités représentatives à dans le champ du symbolique – exprimées par le langage, par des schématisations, diagrammes, etc…comme autant « d’actions signifiantes ». Passage où le « comprendre en action »
devient  « réussir en pensée »[9]. Ce sont là des moments décisifs où sont en jeu à la fois fonctionnalité et signification. C’est-à-dire où l’activité change de registre pour entrer dans la conceptualisation.

  • processus dialectiques entre chacun et les autres :

Aux interactions entre chacun et la situation vient vite s’intercaler un va et vient entre chacun et les autres qui va entraîner l’obligation de se décentrer, par rapport à soi-même. C’est le moment de faire face aux différences et même divergences, contradictions rencontrées dans une situation pourtant la même pour les uns et les autres. Mise à l’épreuve, par la médiation de la situation donnée, qui contribue à passer d’une subjectivité, aux risques d’enfermement ou d’illusion, à des plans successifs d’objectivation. Le langage y joue un rôle décisif : être amené à décrire, expliquer ce qui est fait et pourquoi, à clarifier sa propre pensée, argumenter, mais aussi écouter, entrer dans la pensée de l’autre, dans ses référents culturels aussi, et donc en retour visiter autrement sa propre pensée, autant de mises en  dialectique qui instituent une mise à distance indispensable vers une conceptualisation. Sachant qu’il ne s’agit pas de se démettre d’un esprit critique mais bien plutôt d’en aiguiser la
perspicacité tout en construisant ensemble[10].
Des rapports inter-individuels qui, tout en étant parfois vifs, sont autant de moments qui participent à construire une forme de socialisation non sans lien avec une dimension de formation à la citoyenneté sur le champ même de l’apprendre. En quoi instruire, c’est éduquer.

Bien sûr c’est cette interaction entre chacun et les autres qui justifie la terminologie de « démarche
d’auto-socio-construction du savoir » où le mode d’animation de l’enseignant, délicat, n’est pas moindre, dans l’alternance du travail entre petits groupes et confrontations collectives suivant des paliers d’approfondissement successifs. Avec, dans ces paliers, la place qui devient prépondérante du
symbolique dans la conceptualisation[11].

  • processus dialectiques entre liberté et contraintes

C’est dès la donnée des situations de départ et dans les processus qui suivent qu’apparaissent des difficultés liées aux interactions multiples qui surgissent. La double altérité par rapport à la situation et par rapport aux « autres ». Est-il besoin de souligner que c’est cela même qui tient en haleine l’attention et la recherche dans la mesure où les difficultés rencontrées ne sont pas fermées parce qu’il s’agit
de se frayer des chemins de liberté pour introduire des modifications, des transformations. Que serait l’exercice d’une telle liberté si elle n’était cette capacité à déjouer les obstacles, à surmonter les contraintes pour un but à atteindre haut placé? Ce qui donne l’importance au type de consigne,
incitatrice dès la situation initiale. Et l’importance du mode d’animation[12].

Les plus grandes découvertes, les plus belles créations, les plus étonnants exploits ne furent inouïs que par les dépassements qu’ils ont su réaliser. Et cela peut être à l’honneur de la pédagogie, dans son champ spécifique, que de croire possible un tel apprentissage de la liberté au cœur même de l’acte d’apprendre. On peut relire Wallon: « La connaissance est essentiellement un effort pour résoudre des contradictions » ainsi que « Rien ne subsiste qui n’ait triomphé du conflit, en réalisant un nouvel équilibre, un nouvel état, une nouvelle forme d’existence ». Là se trouve ce qui donne saveur à savoir (J-P Astolfi, 2008) en restituant aux savoirs leur dimension d’aventure humaine.

C’est à l’issue de la réalisation d’un projet de formation en ZEP[13] qu’une institutrice s’exclama: « Ce qui m’a le plus frappé c’est que, pour aider les enfants le plus en échec, c’est en leur proposant du difficile qu’on peut le faire ». Parce que ces enfants y trouvaient de quoi exister[14].

 

III dimension systémique de la demarche

C’est à partir de deux triangles utilisés en stage, pour mettre en évidence les pôles significatifs de la relation pédagogique qu’une question nouvelle fut posée :
quelles relations entre eux

– Le premier triangle dit pédagogique, mis en avant par J.Houssaye analyse les postures que sont : Enseigner (relation Enseignant-Savoir), Apprendre (relation Savoir-Apprenants) et Former
(relation Enseignant-Apprenant).

– Le deuxième triangle, intégrant des apports en psychologie de Wallon, fut réinvesti en pédagogie  pour mettre l’accent sur tout processus de recherche et d’objectivation, sur le double va et vient, entre chacun (comme sujet) et la situation, entre chacun et les autres, les uns et les autres en travail par rapport à la situation. Intervient en outre sur ce deuxième triangle l’enjeu même de toute démarche que sont pour chacun les transformations de ses propres schèmes de pensée dans  les élaborations de savoir (flèche en retour du sujet sur lui-même). C’est ce triangle qui indique les chemins suivant lesquels se jouent les inter-relations, sans confusion ni cloisonnement entre les trois pôles que sont
les situations proposées, chaque sujet-apprenant et le groupe des apprenants, l’explicitation de ces pôles donnant sa signification à « l’auto-socio-construction ».

Cependant, dans une analyse plus complexe, intervient la nécessité de mettre en évidence :

  • Le lien entre Savoir et Situation(s) : travail spécifique de l’enseignant dans l’élaboration d’une situation porteuse de processus significatifs.
  • Le lien entre l’enseignant/formateur (E/F) et le triangle d’auto-socio-construction : indispensable pour éviter tout glissement vers la double illusion d’un principe de non-intervention, porte ouverte à un pédagogisme irresponsable ou d’une relation univoque de l’enseignant.
  • Le lien entre chaque sujet-apprenant (je) et le groupe des apprenants (dissocié suivant les étapes en petits groupes ou groupe-classe). Lien nécessaire pour clarifier les va et vient de l’auto-socio.

C’est cette nécessité d’expliciter les différentes relations effectives qui entrent en jeu dans toute démarche qui permit d’en arriver à un diagramme plus complexe mettant notamment en relation
les deux triangles précédents (en grisé). Avec le risque toutefois d’une multiplicité de lecture où ce que l’on voit sur un même plan peut concerner des relations qui se déroulent dans des temporalités différentes, aussi bien antérieures (relation Savoir /Situations  pour l’Enseignant) qu’en finalisation (Situations/Savoir pour les Apprenants). Le risque aussi d’une représentation apparemment fermée alors que tout démarche, quoique construisant des conceptualisations effectives à et justement parce qu’elles le sont dans une dynamique vivante à ouvrent sur des conscientisations qui se poursuivent et rebondissent à propos d’autres savoirs avec des questions nouvelles. Comme il en est pour chaque apprenant entre soi et soi, par rapport à des représentations préalables et des résistances internes qu’il a dû surmonter.

Toutefois, l’apport  d’un tel diagramme est de permettre d’en saisir la dimension systémique globale mise en jeu dans une telle pratique de « démarche d’auto-socio-construction du savoir ».

Car un tel diagramme, indiquant la multiplicité des dynamiques qui s’y jouent, peut  permettre de poser en quoi la notion de « rapport au savoir » clarifiée par Bernard Charlot (1997) conduit à une autre question, traversant  de telles dynamiques : celle du « rapport à savoir » permettant de relier le savoir à l’acte de savoir, c’est à dire relier le savoir comme substantif au savoir comme verbe.

Toutefois une lecture plus « sériée » du diagramme peut être esquissée tout au moins suivant les
constituants essentiels du travail de l’enseignant/formateur et du travail  de chaque apprenant.

  • Le travail de l’enseignant-formateur

Une lecture du diagramme, à partir du point focal que représente celui de l’enseignant/formateur (E/F) met en évidence quatre axes essentiels de travail :

Les axes de travail propre à l’enseignant/formateur

– En direction du Savoir :
c’est, derrière tout savoir prescrit, d’en dégager les « buts », à savoir la problématique conceptuelle spécifique qui sera ensuite intégrée dans une/des situations proposée(s). Ce sont de tels buts qui constituent le « cap à tenir »[15] par l’enseignant-formateur, tout au long des processus, pour qu’il y ait
construction effective de savoir.

–  En direction des Situations : travail d’élaboration, à partir des buts dégagés pour imaginer-élaborer une (ou des) situation(s) à la fois compréhensible par tous (quant aux objectifs à atteindre  par des
conduites à initier par les apprenants) et porteuse de développements cognitifs conduisant aux buts proprement dits, au-delà des objectifs opératoires atteints.

– En direction des Apprenants : c’est à l’ensemble des apprenants que sont présentées les situations, leur contexte (y compris les objets, documents, …) et leurs objectifs (ex : classez, traduisez, reconstituez, représentez, écrivez…). Et c’est en vue d’une élaboration à mener collectivement que toute démarche s’organise, se vit. Particulièrement dans les temps forts de confrontation collective où l’enseignant, sans perdre le « cap » à tenir, s’appuie sur une forme d’intervention en « effet-miroir » c’est-à-dire en renvoyant les éléments contradictoires pour une remise en travail. Comme l’indiquait Léontiev (1984)« Il faut éduquer l’attitude vis-à-vis des connaissances elles-mêmes. En cela réside le
sens profond de la conscience réfléchie de l’étude »

– En direction de tel ou tel apprenant : l’activité d’observation et d’analyse de la part de l’enseignant est permanente, en position de « veille active » et positive. Il est donc amené à être l’objet d’une question ou d’une interpellation de tel ou tel, à laquelle il apporte un retour ou non de réponse directe, préférant en général un retour au « faire », ou susciter un nouveau questionnement (y compris par l’apport d’une situation contradictoire), ou encore une autre entrée de recherche pour que reparte le questionnement et la recherche de l’apprenant.

Ce qui demeure central pour tout démarche, de la part de l’E/F, étant son apport des situations de recherche et son mode d’animation sachant qu’il demeure responsable des conditions d’aboutissement de toute démarche quant à la construction des savoirs en jeu.

  • Le travail de chaque apprenant

C’est ce travail pour lequel toute démarche a sa raison d’être.

Les axes de travail propre au sujet-apprenant

– En direction des Situations : c’est le point  d’ancrage essentiel de chaque apprenant dans toute démarche. Les situations lancent la recherche, mettent en travail schèmes de pensée, conduites opératoires et enfin représentations dans le champ du symbolique (oral, écrit, dessiné,…)

– En direction des « autres » (Apprenants) : c’est la confrontation des conduites opératoires,
hypothèses, arguments… des uns et des autres, avec pour médiation essentielle les pratiques langagières, en réajustements permanents en cours de démarche. Ce qui conduit au travail de confrontation collective qui, à partir des productions des apprenants (individuelles, de petits groupes ou collectivement) a pour fonction d’en arriver à la problématique conceptuelle elle-même (buts). C’est
l’aboutissement des processus précédents où prend place d’une façon délibérée, le travail sur les formulations et/ou les représentations symboliques (schémas, diagrammes, texte en élaboration…) pour donner corps au savoir en construction.

– En direction de l’E/F : c’est l’importance du comportement de l’E/F par rapport à chaque apprenant qui
« donne le ton » du climat de recherche, fondé sur la prise en compte des capacités des élèves à s’y engager, à la fois dans la confiance et l’exigence.

– En direction du Savoir : en définitive, c’est bien par rapport au(x) but(s) recherchés pour tout savoir
que démarche il y a. Un savoir, dont la dimension épistémologique a nourri les processus (avec, en situation, apports de données ou documents historiques). Toutefois, la démarche étant vécue dans le présent de chacun, avec le déjà-là de ses acquis antérieurs et ses implications propres de recherche qu’en final, si construction de savoir il y a à dans le travail d’objectivation qui, y est engagé – c’est bien pour chacun avec quelque tonalité singulière, unique incluant ainsi une dimension épistémique qui fait que ces savoirs deviennent SES savoirs et, se faisant, ses propres pouvoirs de réinvestissement dans des contextualisations autres.

**********

Une telle recherche spécifique – concernant cette notion de démarche d’auto-socio-construction du savoir –  a été toujours menée en interaction réciproque entre pratique et théorisation. Et cela au plus près des processus vécus et dans le contexte de projets réalisés de transformation de la formation sur des terrains spécifiques (Tchad, dès les années 70, IUFM de Créteil et terrain de ZEP dans les années 80, et nombreux stages et Universités d’Eté depuis, en France et à l’étranger (Europe, Afrique, Russie) avec des réinvestissements en Science de l’Education[16] et des stages de formation toujours en cours[17].

C’est particulièrement dans l’interrelation entre terrains (élèves et/ou enseignants en formation) et
l’apport des sciences de l’éducation qu’un tel travail de théorisation a pris corps. Soutendu par les enjeux spécifiques et l’expérience de l’Education Nouvelle (particulièrement ceux de Paul Langevin et Henri Wallon ainsi que le Groupe Expérimental du 20ème créé par Robert Gloton) ainsi que les travaux de Piaget[18], Vygotsy, Léontiev, Bruner,.. en épistémologie par ceux de Bachelard, Popper,.. et en sociologie particulièrement de Bourdieu. Enrichie au fil des années[19] et démultipliée dans l’ensemble des disciplines (français, histoire-géographie, langues, philosophie, mathématiques, arts plastiques, musique, technologie,…)[20] la mise en pratique et les recherches poursuivies (thèses  et ouvrages multiples) ont permis une théorisation plus poussée ouvrant un champ fructueux pour apporter
de nouvelles dimensions, en amont et dans le parcours de l’école, à une transformation de la formation des enseignants.

L’enjeu d’un tel apport est d’ouvrir un autre champ de lucidité et d’exigence au cœur des apprentissages à et donc un champ de recherche à poursuivre – dans le rapport au savoir et plus particulièrement dans le rapport « à » savoir dont dépend, pour chaque sujet apprenant, sa formation à une pensée lucide et
exigeante, où la construction de soi comme sujet unique se joue aussi dans une interrelation avec  les autres[21] en vue d’une conscience plus avivée  de son implication dans ce monde en devenir.

Communication présentée au Congrès de l’AFIRSE
Association Francophone Internationale des Sciences de l’Education
Paris. UNESCO Juin 2011


[1] Cf la thèse soutenue par Etiennette Vellas en 2008 « Approche, par la pédagogie de la démarche
d’auto-socio-construction : une « théorie pratique » de l’éducation  nouvelle » Université de Genève (dir. Mireille Cifali)

[2] Cf.Y.Chevallard, « La transposition didactique »(1985) et Michel Verret, « Le temps des études »(1975)

[3] Cf  les apports de R.Barthes (1974) ouvrant de nouveaux espaces dans l’exploration sémiotique d’une « théorie du texte » sur ce qu’il appelle « le procès de signifiance ».

[4] Une réflexion serait à mener à propos du sous-titre que Bachelard ajoute à « La formation de l’esprit
scientifique » soit: « Contribution à une approche psychanalytique de la connaissance objective » laquelle ouvre d’autres espaces jusque-là si peu traités concernant la connaissance et sa place dans l’inconscient et la vie du sujet.

[5] Démarche longuement décrite et analysée dans le Tome 1 de « Concepts-clés et situations problèmes en mathématiques (O.Bassis, Hachette Ed 2010)

[6] De nombreux ouvrages d’auteurs membres du GFEN font état de telles questions et démarches correspondantes en grammaire, orthographe, productions de textes, lecture, histoire, géographie,
apprentissage des langues, poésie, philosophie, arts plastiques.etc…ainsi que de nombreux articles dans la revue Dialogue ( cf le site :  new.gfen.asso.fr)

[7] Au sens Rogérien de «chercher à comprendre la logique, le positionnement de l’autre ».

[8] Terme qui est à prendre avec le plus grand sérieux dans la mesure où toute transposition à parce que non collée au réel historique des savoirs- nécessite des situations et dispositifs eux-mêmes
transposés.

[9] Pour reprendre des termes utilisés par Piaget dans « Réussir et comprendre » 1974 PUF.

[10] Ainsi pour la notion de numération, ce sont 8 étapes successives qui sont nécessaires. Mais c’est prendre du temps pour en gagner, quand on mesure ensuite (opérations, décimaux, etc…) tout le gain mis à profit.

[11] Cf : l’article d’O.Bassis : « La place du symbolique dans la conceptualisation », revue Dialogue
n°139 du GFEN.

[12] Des études de Landsheere sur les fonctions verbales de l’enseignant permettent de souligner l’importance de la fonction de développement (inciter, mettre en relation des interventions verbales différentes, renvoyer à d’autres situations, faire représenter ou formuler,…)

[13] Projet mené en relation entre des classes de ZEP et l’IUFM de Bonneuil. C’est dans une de ces classes que fut réalisée une longue « démarche » (des polygones aux carrés) en 5 séances dont l’analyse des productions des enfants fut le centre d’une thèse soutenue sous la direction de Gérard Vergnaud.

[14] C’est-à-dire de quoi surmonter la « peur d’apprendre » (Serge Boimare,)

[15] Et cela au travers d’une analyse et des choix conséquents quant à la transposition dont ils sont l’objet pour éviter notamment des transgressions de sens qui peuvent  s’opèrer entre savoirs savants, savoirs prescrits et savoirs enseignés.

[16] Par ex. création d’un module sur « l’acte d’apprendre » à Paris 8 et Nanterre (années 90 par O.Bassis).

[17] Ces dernières années, par des formateurs du GFEN, plus de 20 000 journées/stagiaires annuelles de formation dont 6000 à la demande  de responsables de l’Education Nationale.

[18] Particulièrement les travaux de Piaget à partir des années 60.

[19] Notamment avec les apports et ouvrages de Gaston Mialaret

[20] Cf site du GFEN : new.gfen.asso.fr et ouvrages publiés.

[21] Des mises en relation seraient à faire concernant les processus des grandes inventions en sciences et arts, fonctionnant  en auto-socio-élaboration/création (ex dans ce qui précède et qui suit la physique
quantique jusqu’au Boson de Higgs.. tout comme il en est pour les créations artistiques, littéraires, etc…)