La lecture est l’affaire des enseignants

Ce texte a été écrit à l’initiative des chercheurs listés en bas de page. Il a été signé par  le GFEN. Le journal Le Monde du 10 janvier 2006 l’a publié.

Mi-décembre, le ministre de l’Education nationale a communiqué avec force sa volonté d’abandonner la “méthode globale” et toute méthode comparable à ses yeux. Sitôt dit, maires et éditeurs ont été convoqués et a été annoncée une circulaire destinée aux inspecteurs de l’éducation nationale.
A la veille des vacances de Noël, l’état d’urgence devait être proclamé dans les CP !

Le ministre affirme que les causes des difficultés d’apprentissage de la lecture sont multiples dont acte mais se focalise aussitôt sur un seul facteur, les “méthodes d’apprentissage” (comprenons “d’enseignement”).
Comme si, en passant du pluriel au singulier, on pouvait transformer le complexe en simple, et, d’un coup de baguette magique, résoudre un problème qui se pose depuis le début de l’instruction obligatoire. Miracle de Noël ?

La même démarche vaut pour les “méthodes” elles-mêmes : en remplaçant la méthode globale et ses supposés équivalents par une méthode syllabique, le problème sera résolu, déclare le ministre. Hélas, ici encore, la réalité résiste à la pensée simpliste. Il faut savoir en effet que, si de très nombreuses recherches comparatives ont été effectuées, notamment dans les pays anglophones, un grand nombre d’entre elles débouchent sur des conclusions incertaines. Aucune en tout cas ne permet de définir une “méthode idéale”. L’honnêteté scientifique doit aussi conduire à reconnaître qu’il existe quelques études, rigoureusement conduites, dans des pays francophones, en Suisse (1980), en Belgique (1992) et en France (2000), dont les conclusions sont plutôt à l’opposé des opinions du ministre.

Notons enfin que le matériel pédagogique ne constitue qu’une petite partie de ce qui se passe dans les classes et qu’identifier pédagogie et matériel utilisé, c’est encore une fois réduire le problème à sa plus simple expression.
C’est précisément en raison des difficultés que posent les comparaisons entre méthodes que les chercheurs ont été conduits à privilégier une approche en termes de pratiques des maîtres. On pourrait souhaiter que le ministère en prenne acte et renonce à ce qui s’est révélé être une impasse théorique et
pratique.

Vient ensuite l’argument d’autorité : le recours aux “neurosciences”. Comment confondre éducation et neurosciences alors que les échelles de mesure sont tellement disproportionnées ? Nos col-lègues, chercheurs dans les neurosciences, ne savent pas plus ce qui se passe dans une salle de classe que nous ne savons ce qui se passe dans le cerveau. C’est en tout cas ce que disent les plus sérieux d’entre eux.

Le ministre se propose enfin de démontrer en quoi la méthode qu’il met en cause est dangereuse et en quoi la syllabique s’impose à l’évidence. En ce moment pathétique où la Rue de Grenelle rejoint le Café du commerce, le fou rire le dispute à la consternation. Mais il est blessant, pour les maîtres, les formateurs et les chercheurs, de voir ainsi mises en doute leurs compétences professionnelles et la réalité de leurs connaissances par un responsable politique qui aborde des questions dont à l’évidence il
ne soupçonne même pas la technicité : les recherches en la matière, d’une extrême précision, sont publiées dans des articles qui se comptent par milliers. Comment peut-on les balayer ainsi d’un simple revers de main ?

Le plus inquiétant n’est-il pas qu’après que le Parlement a légiféré sur la bonne façon d’enseigner l’histoire de la colonisation, en lieu et place des historiens, un ministre s’arroge le droit de trancher sur la bonne façon d’enseigner la lecture, en lieu et place des professionnels ? A-t-il conscience qu’il dénie aux enseignants ce que l’école laïque leur a toujours reconnu : la pleine responsabilité de leurs démarches pédagogiques ?

A-t-il même conscience d’ébranler gravement la confiance des parents dans l’école ? Dénuée de toute valeur scientifique, en rupture avec la tradition républicaine, la campagne du ministre suscite notre indignation et nourrit nos inquiétudes.

Jacques Bernardin, formateur, IUFM d’Orléans-Tours. Jean-Marie BESSE, professeur de psychologie cognitive, université Lumière Lyon-II. Mireille Brigaudiot , maître de conférences, IUFM de Versailles. Rémi Brissiaud , maître de conférences de psychologie cognitive, IUFM de Versailles. Sylvie Cèbe , maître de conférences, IUFM de Lyon. Eveline Charmeux, professeure honoraire, IUFM de Toulouse. Gérard Chauveau , chercheur associé à l’INRP. Jacques Fijalkow , professeur de psycholinguistique, université de Toulouse-Le Mirail. Roland Goigoux , professeur des universités, université Blaise-Pascal,
Clermont-Ferrand. Philippe Meirieu , professeur des universités, IUFM de Lyon. André Ouzoulias , professeur, IUFM de Versailles.

A ces signataires s’en sont ajoutés environ 1500 autres, dont
de très nombreux enseignants de CP.