Tribune du GFEN : Pour une véritable formation professionnelle des enseignants

septembre-novembre 2023

Le vaste mouvement de libéralisation des services publics initié dans les années 1990, gangrène notre système éducatif. Comme tous les services publics (transports, santé…), l’école se voit soumise à la « loi du marché ». Outre la perte de confiance dans l’école publique, son démantèlement entraîne le développement d’écoles privées alternatives, refuge pour les enfants de classes sociales privilégiées ainsi que toujours plus « d’école à la maison ».

Passées à coup d’ordonnances ou d’amendements, ces réformes forment système et visent à transformer l’école pour adapter élèves et enseignants aux besoins d’une société basée sur l’individualisme et la concurrence. Tout se déroule sans concertation avec les acteurs et les actrices impliqué.es, et sans concertation avec l’ensemble des chercheurs et associations éducatives, mais en faisant appel à de soi-disant « expert.es » chargé.es de concevoir et penser à la place des citoyen.nes et des professionnel?les. Les décisions prises ainsi s’opposent à l’intérêt général : personnels en nombre insuffisant, établissements pouvant recruter en fonction des projets, des spécificités affichées…

Progressivement les droits chèrement acquis par les professionnels de l’éducation sont remis en cause. Monsieur le Ministre, l’école publique que nous défendons mérite que ses enseignant.es soient traité.es avec le respect qui leur est dû et bénéficient d’une formation digne de ce nom. Mais nous ne voulons pas de n’importe quelle formation professionnelle, ni dans n’importe quelles conditions ! Nous ne sommes d’accord ni sur les modalités (présentiel/à distance, durées et temps de formation) ni sur les finalités que les ministres successifs nous imposent.

Nous, GFEN, mouvement pédagogique d’Education Nouvelle, affirmons que notre école a besoin d’une formation qui permette l’analyse des pratiques ordinaires et leur abandon quand elles se révèlent socialement discriminantes. Elle a besoin d’une formation qui analyse les pratiques dogmatiques pour mieux les éviter, des formations qui permettent l’émergence de pratiques émancipatrices qui rassemblent et s’appuient sur l’intelligence collective. Elle a besoin d’une formation qui assure l’interface entre les pratiques et les recherches dans différents domaines. Elle a besoin d’une formation qui permette rencontres et débats entre les enseignants. Elle a besoin d’une formation qui s’appuie sur l’hétérogénéité et la considère comme une richesse et non comme un obstacle, qui permette et redonne envie d’apprendre.

L’école étant le creuset de la société future, il nous faut réfléchir et élaborer des pratiques qui permettent de faire face au quadruple problème planétaire actuel : le changement climatique, le problème économique et social, l’effondrement de la biodiversité et la montée des fascismes et des intégrismes. Il faut donc former des citoyens capables de problématiser, de chercher, d’inventer des solutions, de prendre démocratiquement des décisions. Autant de choses qui ne vont pas de soi, qui s’apprennent par le vécu, tous ensemble et non sur des logiciels ou en assimilant un discours préfabriqué. Il est grand temps de développer la formation à des pratiques de coopération et d’entraide, et non de pérenniser des pratiques de compétition de rivalité ou de développement personnel, tout en prônant une égalité de façade.

L’école est un bien commun qu’il faut préserver de toute emprise de marchandisation dans le respect de la laïcité. Seule une éducation avec des pratiques non dogmatiques, favorisant l’émancipation individuelle et collective et l’élaboration d’un esprit critique peut garantir l’apprentissage de la démocratie. Faute de quoi, on peut craindre le pire.

Il y a nécessité de maintenir une formation continue sur temps de travail, ce qui est à la fois un droit du travailleur et un devoir de l’État.

Jean-Yves Rochex : avec Henri Wallon et Lev Vygotski

Dans le cadre de la série Grand témoin, le Centre Alain Savary (IFé) donne la parole à Jean-Yves Rochex, professeur en Sciences de l’éducation à l’Université Paris 8 Saint-Denis et adhérent du GFEN. Dans la filiation d’Henri Wallon et de Lev Vygotski, il définit le rôle de l’école dans le développement de l’enfant, ainsi que des concepts utiles à l’enseignement et à la formation des enseignants : expliciter, triple autorisation, norme et normativité, zone proximale de développement (ZPD), etc.

Cette vidéo mise à disposition de tous, conçue pour la formation, est fragmentée en différents chapitres avec un résumé et des apports susceptibles d’aider les formateurs à approfondir ou synthétiser des concepts convoqués par le chercheur. (août 2019)

Et si on se la jouait collectif ?

Repenser le métier… et si on se la
jouait collectif ?

Jacqueline BONNARD – 2012

Dans un contexte où le résultat des élections présidentielles et législatives ouvre des perspectives favorables pour une véritable réflexion sur les enjeux de l’école et les réformes structurelles
indispensables à notre système éducatif, la question du métier d’enseignant et d’éducateur se pose avec acuité. Après deux décennies de politiques scolaires qui ont déconstruit les valeurs qui fondaient le modèle républicain d’une école capable de former aussi bien les élites que de permettre à tous d’accéder au savoir – justice sociale, promotion sociale par l’éducation, laïcité, émancipation personnelle et citoyenne- l’ensemble des acteurs se trouve face à une situation paradoxale. Si les professionnels de l’éducation souhaitent majoritairement la réussite de tous les élèves, ils sont confrontés à une valorisation de l’individualisme, de la différenciation qui conduirait à la réussite de chacun.
Ces valeurs issues du secteur privé impriment une conception libérale de l’offre scolaire promue par la stratégie de Lisbonne. C’est particulièrement sensible au niveau collège où les offres de formation  se diversifient en fonction des lieux, des publics accueillis : options latin, classes bi-langues, classes
européennes, internat d’excellence, établissement de réinsertion scolaire, réapparition de classes pré-professionnelles… Cette situation est particulièrement préjudiciable aux enfants des milieux populaires. Dans un système où l’on renvoie à chacun la responsabilité de son échec, les familles  assistent, impuissantes, au difficile parcours scolaire puis social de leurs enfants.

Parallèlement, la question de la formation professionnelle des enseignants devient cruciale lorsque l’on sait qu’elle s’est réduite à quelques rudiments instillés ici et là au profit d’une plongée en apnée au cœur du métier provocant déstabilisation et souffrance au travail.
Chacun dans sa classe et advienne que pourra ! Soumis aux injonctions institutionnelles multiples qui alourdissent la tâche (évaluation permanente, individualisation), perturbés par des prescriptions qui brouillent les attendus (nouveaux programmes, introduction du socle commun), les enseignants vivent mal leur situation actuelle et se sentent disqualifiés car non soutenus par leur institution et dénigrés par les médias. Autant d’ingrédients qui incitent à l’isolement professionnel, au retour à des routines inscrites dans ce qu’on pense être « les bonnes pratiques » mais s’appuyant davantage sur le besoin de se sécuriser que sur l’efficacité pédagogique. Dans la solitude de la classe, répétant les gestes professionnels observés, les façons de « tenir la classe », beaucoup pensent avoir tout essayé sans résultat…

Et si on se la jouait collectif ?

Il existe pourtant des équipes d’enseignants qui, face à des situations en apparence inextricables, ont relevé le défi du « Tous capables ! » : tous capables d’apprendre et de s’émanciper par le savoir, tous capables d’enseigner et de mener à bien les objectifs visés par les programmes. J’aimerais illustrer le propos à l’aide de deux exemples d’équipes que j’ai suivies pendant plusieurs années : l’équipe éducative d’une classe productique en lycée professionnel, l’équipe pédagogique d’une classe de seconde d’un lycée d’enseignement général.

Chalette sur Loing à LP Château Blanc-2008

Un établissement excentré sur le bassin montargois. Ici, on ne choisit pas une section, « on fait
Château-Blanc » pour rester sur la commune, par obligation économique mais aussi par crainte de l’ailleurs. Une section a bien du mal à remplir : la 2ème Productique. Des quatre coins de l’académie arrivent  les recalés de l’orientation dont un bon nombre de filles : elles rêvaient d’être coiffeuses ou esthéticiennes… elles seront mécaniciennes !

Pendant 4 années, j’avais accompagné cette équipe qui tentait de colmater les brèches du décrochage. Mais que pouvaient ces rustines qui résistent mal à ce flot de désespérance tant du côté de ces jeunes cassés par la vie que du côté des enseignants cantonnés au rôle de fusible de situations explosives ? Même si ces actions avaient permis de recouvrer la paix sociale, les apprentissages semblaient peu efficients. En cette rentrée 2008, l’équipe Prod a décidé de prendre les choses autrement : on se
recentre sur les savoirs, on se la joue collectif (côté élève/côté prof) et surtout, on se lance un défi : « Tous en bac pro ! ». Par la force du collectif, c’est une des aventures humaines les plus intéressantes
qu’il m’ait été donné d’accompagner. Les objectifs visés s’articulaient autour de trois axes. Tout d’abord réinscrire chaque élève dans une logique d’apprentissage par un accompagnement journalier et hebdomadaire autour du travail personnel. Deuxièmement, réinscrire les parents dans leur rôle en
partageant avec eux la progression observée et en les impliquant dans le suivi de la formation. Troisièmement, inscrire le jeune dans un projet professionnel passant par l’obtention d’un bac pro et l’habitude d’un travail en équipe. S’il a fallu toute l’énergie et la cohésion de l’équipe éducative (intégrant
assistant d’éducation, CPE, infirmière scolaire, COP) pour installer des habitudes de travail collectif tant chez les élèves que les professionnels au premier trimestre, les résultats ont dépassé les espérances : un très bon score aux résultats du BEP, les ¾ des élèves obtenant une place en bac pro et aucun élève sans solution à l’issue de la formation.

Blois à Lycée Dessaignes 2009

Dans le cadre d’une réflexion sur le travail personnel de l’élève, l’équipe pédagogique d’une classe de 1ère S s’interroge sur les compétences transversales utiles aux élèves pour qu’ils réussissent. Mais
comment savoir comment ils apprennent ?
Les professeurs imaginent donc de les mettre en situation de réviser un contrôle « comme s’ils étaient à la maison » dans chacune des disciplines. Ils observent les supports utilisés par les élèves, les manières de faire, les échanges. Leurs conclusions mettent en évidence deux techniques de mémorisation majoritaires chez ces élèves : pour certains « lire la leçon suffirait », pour d’autres il y a nécessité  de réécrire tout le cours, « faire » des fiches. Mais quelle que soit la technique adoptée, les enseignants constatent que la leçon est apprise « au kilomètre », que la construction logique d’un cours ne fait pas sens pour les élèves de même que la complémentarité des documents ou exercices en lien avec la problématique abordée. Après avoir un moment pensé qu’il
suffirait de proposer aux élèves « les bonnes méthodes » pour s’approprier le cours, l’équipe enseignante s’est mise en réflexion au cours d’échanges de pratiques  sur l’articulation entre « faire cours » pour l’enseignant et « apprendre le cours » pour l’élève. Que ce soit du côté de l’élève
ou du côté de l’enseignant, l’équipe en arrive vite à la nécessité d’un travail collectif autour de cette problématique.

L’année suivante les professeurs décident de poursuivre l’étude avec les élèves d’une classe de seconde générale en affinant l’observation sur « la posture de l’élève.et les gestes qui accompagnent
l’activité intellectuelle révélateurs du sens donné à l’apprentissage ».
Quelle que soit la discipline, ils constatent que la mémorisation passe d’abord par une déconstruction du cours, la hiérarchisation des  idées ou des connaissances en jeu puis par une reformulation qui permet de reconstruire la connaissance produite afin de l’intégrer dans l’ensemble des connaissances antérieurement acquises. Ce qui correspond au schéma de Piaget sur l’assimilation.
En revisitant collectivement ces mécanismes liés à l’apprentissage, chacun a revisité sa pratique pédagogique en y intégrant des objectifs communs pour que l’élève donne sens à ce qu’il apprend d’une part et favoriser l’activité intellectuelle d’autre part. Il s’agit de l’explicitation des attendus de la
leçon, de la mise en réflexion des élèves sur les notions abordées par un repérage et une hiérarchisation des idées ou des connaissances, de la proposition de situations d’autoévaluation ou coévaluation pour tester les acquis.

Au-delà des projets de ces deux équipes, on mesure la force et l’intérêt du collectif lorsqu’il associe le sens donné à l’expérience scolaire pour l’élève au sens donné à l’expérience professionnelle pour
l’enseignant. Une approche collective permet de sortir de la solitude de la classe où tout se joue le plus souvent dans une relation duelle dans laquelle le savoir devient un prétexte alors qu’il devrait être l’objet médiateur d’une construction individuelle et collective. On entend beaucoup parler de métacognition
chez les élèves, d’installer une attitude réflexive, de permettre le travail d’équipe. Mais chiche ? Si on se l’appliquait au sein des équipes éducatives ? Et si l’on mettait en pratique ce que l’on est sensé
installer chez les élèves ? Et si en mettant en travail les pratiques pédagogiques au sein d’une même équipe, on passait d’une co-errance à la cohérence nécessaire à un enseignement de qualité ?

 Articles :

  • Le métier Enseignant, Jacques
    BERNARDIN, Audition au Sénat, 21 février 2012 

    Où il est dressé un constat sur le métier d’enseignant après deux décennies de politiques éducatives qui ont déconstruit le système de valeurs qui fondait « l’école républicaine ». L’auteur propose des pistes pour rompre avec des habitudes professionnelles et faire évoluer les pratiques pour relancer la démocratisation de l’accès au savoir et à la culture. LIRE

  • Vers une transformation de la formation à la professionnalisation des enseignants,
    Odette BASSIS, 2012

    Si le métier  de professeur est déjà en lui-même un métier « impossible », tant il est plongé devant un défi de complexité, le métier de formateur ne l’est pas moins, au regard des emboîtements de complexités qu’il revêt.
    Si la transmission des savoirs est la question-clé de la formation, il faut l’interroger dans une
    perspective d’intégration réciproque théorie-pratique mais également au travers de pratiques de transmission vécues par les futurs enseignants. Lire

  • Pour une pédagogie de projet émancipatrice, Maria Alice MEDIONI (GFEN Secteur Langues) mai 2010

    Travailler en projet est devenu une injonction institutionnelle pour inscrire les apprentissages dans des situations où le savoir se construit « à travers un faire social ». Pour autant interroge l’auteur : N’assiste-t-on pas à une récupération d’une notion qui permettait d’apporter une réponse nouvelle à une situation de crise dans l’école ? Les partis-pris sont-ils les mêmes que ceux qui ont prévalu chez ses concepteurs ? Le projet, est-ce une fin en soi, un supplément d’âme, ou un outil ? Lire

  • Individualisation des situations d’apprentissage, Christine PASSERIEUX, 2005 LIRE
  • Un travail de groupe peut en cacher un autre, Bernard MAYAUDON DIALOGUE n° 142
– L’ordinaire de la classe, octobre 2011
Description d’une pratique de classe qui travaille les questions suivantes : Pourquoi faire travailler les élèves en groupes et que fait-on quand nous faisons cela ? Suffit-il que les élèves soient
en petits groupes pour qu’il y ait travail de groupe ? Peut-il y avoir travail de groupe sans mettre les élèves en petits groupes ? Lire
 
  • Le conseil coopératif,Yves BEAL et Frédérique MAIAUX
DIALOGUE n° 142 – L’ordinaire de la classe, octobre 2011

« Les conseils coopératifs de classe permettent à chaque enfant de se trouver impliqué dans le groupe, de poser sa parole et ainsi d’être entendu et reconnu par les autres et bien sûr par
l’enseignant. »
Lire

  • L’écriture collective à Quels enjeux ? 25 pratiques pour enseigner les langues.,Valérie PEAN
    et Muriel RENARD

    DIALOGUE n° 139Écrire ses pratiques, janvier 2011

    L’article s’appuie sur une expérience d’écriture collective. Lire

  • Sauver les valeurs scolaires de l’école républicaine, Nathalie MONS

    Deux décennies de politiques scolaires ont déconstruit le système de valeurs sur lesquelles repose le modèle républicain de l’école. Progressivement l’intérêt collectif d’une éducation dite nationale fait place à « la valorisation des particularismes, de l’individualisme et de la différenciation ». Pour autant, ce modèle libéral de système scolaire n’emporte pas à ce jour l’adhésion de la communauté éducative et d’une majorité de parents.
    http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/2012/132_2.aspx

Le stage « vécu de l’intérieur » (paroles de stagiaire)

Il est très difficile de décrire ce qui s’y passe, il faut le vivre de l’intérieur pour éprouver le foisonnement du travail intellectuel dans les échanges. On se rend compte que les questions personnelles qu’on se pose sur sa classe, ses élèves sont des préoccupations professionnelles qui touchent aussi les autres
collègues. On expérimente « en vrai » et « en grand » qu’on est plus intelligents à plusieurs. On en repart gonflé pour l’année, enrichi, enthousiaste. Voilà à quoi ça sert un stage de rentrée.

Stage : mode d’emploi

L’hétérogénéité des publics

C’est quelque chose qu’on connait bien dans les classes. Ici on a la « preuve par l’épreuve » (Jacques Bernardin) que c’est une richesse et non pas un obstacle.

On vient un peu de partout, selon l’implantation géographique, de la ville ou du département. On en a entendu parler par des formateurs engagés dans le mouvement, ou bien on sait que ça existe et on y participe chaque année, ou encore on l’a découvert un peu au hasard d’une lecture ou d’une rencontre…

Qu’est-ce qui pousse à se retrouver dans une école en cette fin de vacances, alors qu’on pourrait profiter encore un peu de son temps libre, alors qu’on a aussi des tas de choses à préparer pour sa classe ?
On est débutant dans le métier, majoritairement, mais on a aussi plusieurs années d’expérience et on voudrait changer des pratiques qui ne nous conviennent plus, on veut durer dans le métier, ou bien on est soi-même formateur (si, si ça existe la formation tout au long de la vie !) et on vient pour faire un point, une pause. Les motivations sont donc bien différentes, entre celui qui découvre le mouvement et celui qui adhère déjà à ses valeurs.

Les animateurs des ateliers 

Eux, ce sont des militants qui ont travaillé en amont pour préparer ce stage. Au GFEN, le choix est fait de l’animer en binôme, un « ancien » et un « nouveau » dans le mouvement (et ce n’est pas une question d’âge), pour que l’expérience de l’un serve à l’autre, pour que l’un s’essaie sous le regard bienveillant de l’autre. « Assurer la relève, c’est important ! Il faut que les choses se transmettent, évoluent, avancent ; c’est l’essence même d’un mouvement », nous dit une secrétaire nationale.

Un atelier : tentative de description

Le principe est de faire vivre personnellement aux participants une situation dans laquelle eux-mêmes sont en posture d’apprenants, pour voir qu’ils passent par les mêmes cheminements de pensée que leurs élèves en classe. Ces démarches sont transposables et chacun pourra ensuite l’expérimenter professionnellement dans sa classe.

Exemple : Lire une lettre en polonais pour montrer dans quelle situation se trouve un apprenti-lecteur de CP.

Le but de ces ateliers n’est pas seulement de les vivre mais surtout de les
analyser pour déteminer les invariants d’une situation d’apprentissage. On fait et on parle pour conscientiser ce que l’on a fait et formaliser ce concept noyau dur qu’est « enseigner/apprendre ». On revient sur l’activité, ce qui a fait empêchement ou obstacle, quels leviers ou quelles aides ont joué pour comprendre comment on a fait et pourquoi on a réussi.

La question des savoirs est première. Ils sont toujours provisoires et s’enrichissent d’être partagés. L’aspect anthropologique est très important. Il faut du temps pour apprendre (cette idée est souvent occultée).

On enseigne en fonction des conceptions qu’on a de l’éducation et des valeurs qu’on prône. Au GFEN, on (ré)affirme la réussite de tous, on met les élèves en condition de réussir ensemble, en confrontant les idées, en utilisant le langage pour argumenter, préciser. On affine sa pensée en formulant avec ses mots ce que l’on sait de la situation et en l’expliquant aux autres.

Les modalités de la transmission obéissent à des règles de travail précises. L’enseignant doit être au clair avec les enjeux de son enseignement, les attentes qu’il a des élèves et ses propres intentions. Il les explicite clairement aux élèves. C’est toujours plus facile d’arriver à un endroit quand on sait où l’on va !

Le GFEN met en place des situations-défis pour enrôler les élèves dans l’activité. Celles-ci reposent sur de vrais problèmes à résoudre et reflètent la complexité du réel. Filons l’exemple précédent : le défi est de lire et comprendre un texte dans une langue qu’on ne connait pas.

Chacun va dans une première phase mobiliser ses connaissances antérieures sur le type de textes, prendre des indices. Dans la mise en commun qui suit, on va se confronter aux autres et s’enrichir de ce que l’autre a trouvé. La phase individuelle est primordiale pour que chacun puisse se questionner et apporter des choses au collectif. Car le rapport au savoir est avant tout personnel et singulier.

Dans ces pratiques, la posture de l’enseignant est essentielle pour faire penser les élèves et la question de la nature des étayages qu’il propose s’affine au fur et à mesure de l’avancée des travaux des ateliers. En filigrane, la question de l’aide est présente. Celle-ci n’est pas conçue comme une adaptation ponctuelle pour les « élèvesendifficultés » (écrit en un mot comme si c’était dans leur nature d’être en difficultés).
L’aide est apportée au groupe en fonction des besoins, il y a des moments où il est nécessaire d’apporter de manière magistrale, des connaissances que les enfants ne possèdent pas, ce qui les
empêche d’avancer dans leur cheminement de pensée.

L’animatrice de la lettre en polonais a laissé chercher les participants jusqu’à ce que l’obstacle soit insurmontable. Elle apporte à la demande des mots de vocabulaire pour que le sens ne soit pas « deviné », elle met en garde sur certains mots faux-amis, elle encourage mais protège la « prise de risque » des apprentis lecteurs en polonais. Elle ne valide jamais, elle renvoie au groupe, demande des justifications et fait avancer la réflexion.

Et on y arrive. La preuve sur la photo ! 

stage paris_affiches

 

En même temps que les ateliers se poursuivent, des moments de discussion s’instaurent, autour d’un café ou d’un apéritif, à propos d’un livre dans le coin librairie, dans ces petits interstices informels tellement importants aussi dans les relations professionnelles.

 

Ici pas d’ambiance « colonie de vacances » mais une convivialité affirmée par un pique-nique dans cour d’école, buffet sur table de ping-pong. Il n’y a que le buffet d’improvisé avec ce que chacun apporte, tout le stage a été minutieusement préparé dans une rigueur qui n’exclut pas la bonne humeur.

Repenser l’école

« Restituer aux savoirs leur portée émancipatrice »

Jacques Bernardin (GFEN)

Article paru dans « Les idées en mouvement »

N° 185, Journal de La Ligue de l’Enseignement, Janvier 2011
Les évaluations en témoignent : l’école française est impuissante à enrayer la ségrégation scolaire1. On pourrait l’imputer au creusement des inégalités sociales, à la concentration de foyers de pauvreté, à la dégradation des conditions de vie des familles ou encore aux choix néfastes d’une politique éducative régressive à bien des égards. S’il importe de veiller à tous ces facteurs qui pèsent lourd sur l’institution scolaire, une vision prospective exige d’interroger conjointement les éléments endogènes par l’intermédiaire desquels se perpétue l’inégalité devant l’école.

L’épuisement du sens d’apprendre

Le spectre de l’avenir professionnel attise l’aspiration des parents – notamment ceux de milieux modestes – à une école efficace pour l’emploi. Redoutable pression qui tend à instrumentaliser l’éducation au service de l’économie, amène les élèves à dénier l’importance d’apprendre au regard de la dévalorisation des diplômes et à ne s’investir qu’a minima dès lors qu’ils doutent, dans cette logique, de l’utilité des contenus proposés.

Mais l’Ecole est-elle toujours à même de les détromper quand elle privilégie l’écoute, la mémorisation et l’exercice comme modalités d’apprentissage, quand elle multiplie notes et contrôles pour stimuler leurs efforts et gagner leur implication ? Est-elle plus pertinente quand elle privilégie le « faire » sans que soient ménagées les étapes pour s’en détacher afin d’en tirer leçon, quand l’enjeu et le sens de l’activité restent dans un implicite propice aux connivences… ou aux malentendus ?

Il est toujours possible pour certains de se récupérer grâce aux aides apportées le soir à la maison ; d’autres ne disposent guère d’appuis pour étayer ou reprendre ce qui a été mal fondé. L’aide dans l’espace scolaire, qui répond à des aspirations légitimes, est-elle plus efficace ? Si elle semble conforter ceux qui ont appréhendé l’essentiel, elle n’opère qu’un rafistolage incertain voire contre-productif pour ceux qui sont passés à côté, confortant les attitudes de passivité et la dépendance.

L’audace du changement

Comment révolutionner leur rapport au savoir ? Le problème est ancien mais devient défi social quand l’ouverture de l’éducation à tous est perçue comme promesse non tenue. Bourdieu a dénoncé en son temps la violence symbolique d’une Ecole attendant de tous qu’ils disposent également de ce qu’elle n’enseigne pas, que ce soit en matière de rapport au langage, de dispositions vis-à-vis de la culture ou à l’égard de l’étude. L’interpellation reste pertinente.

Lever les implicites

Sans doute faut-il considérer à pour véritablement parler à tous à que rien ne va de soi, qu’y compris bien des natifs de langue française ne « parlent pas la même langue » que celle de l’école, peinent à saisir le sens des situations, l’objectif des activités et les attentes à leur égard. Ce qui plaide pour une explicitation de ce qui est vécu : que va-t-on faire et pourquoi ?
Comment va-t-on procéder ? Clarification de l’enjeu et du but de l’activité comme des modalités de travail installant un cadre facilitant l’inscription dans la séance, mais aussi accompagnement réflexif en cours ou au terme de celle-ci pour échanger et comparer les moyens mobilisés et leurs effets, dévoiler et partager les techniques intellectuelles au bénéfice de tous. Eviter donc la « pédagogie invisible » de l’allant-de-soi.

L’étrangement du familier

De la maternelle au lycée, l’école ne cesse de convoquer une approche du réel singularisée par la distance, un rapport second aux choses en rupture avec l’expérience première des élèves.
Ainsi propose-t-elle d’arrêter le cours ordinaire des échanges pour « mettre la langue au tableau » et l’observer, de sortir de sa fonction pour s’attacher à son fonctionnement, de s’extraire du rapport d’usage familier pour s’installer dans la posture savante du grammairien. Dans ces premiers pas à l’école se joue le prototype de la relation scolaire, exigeant de chacun d’arrêter de parler pour comprendre sa langue, de passer de la maîtrise pratique à une maîtrise symbolique ouvrant à de nouveaux pouvoirs de compréhension et d’action. Et ce n’est pas un hasard si bien des destins s’échouent précocement dans ce passage de la culture orale à la culture scripturale-scolaire2.

L’aventure passionnante des savoirs : pour une culture vivante et émancipatrice

Que ce soit en matière de langage, de comptage, de rapport au temps ou à l’espace (avec la géométrie et le plan), chacun est confronté à des codes symboliques, des systèmes de représentation ayant fait l’objet d’une genèse laborieuse à l’échelle historique, avec des points de butée faisant étrangement écho aux zones de turbulences affrontées par les élèves. Quel que soit l’objet proposé, l’enseignement devrait s’inspirer des leçons de l’interrogation épistémologique : à quel problème a-t-il répondu ? Quelles étapes en ont jalonné la mise au point ? A quelle grammaire répond son économie interne ? Et où les élèves en sont-ils ? Autant d’éléments pour élaborer la situation d’apprentissage, baliser la mise en scène de ruptures conceptuelles, anticiper le cheminement intellectuel des élèves.

Changement d’approche subordonné à un enjeu central : comment restituer aux savoirs leur portée émancipatrice originelle ? Les savoirs sont d’abord défis à la fatalité, outils pour compenser les handicaps natifs de l’espèce. Autrement dit, savoir rime avec pouvoir. Et ce serait trop court d’ajouter une pincée d’histoire culturelle à la leçon classique. C’est au cœur même de la séance  d’apprentissagequ’il faut le faire vivre aux élèves, solliciter imagination, créativité et exercice de la raison, occasion forte d’éprouver leur intelligence et de les inscrire dans le vif d’une aventure humaine passionnante.

Rompre la solitude

Le savoir n’instruit que s’il transforme. Qu’il s’agisse de projets, d’ateliers de création ou de démarches de construction de savoir, c’est le sujet qui est convoqué, met ses connaissances à l’épreuve, transforme son regard sur le monde mais aussi sur lui-même, plus fort des défis relevés. Comment peut-on accepter la dégradation de l’estime de soi relevée par les observateurs de notre système au fil du cursus scolaire ? Nous avons beaucoup à faire pour repenser une autre école, attentive aux progrès de chacun, soucieuse d’une autre dynamique pour chaque sujet en construction.

Si apprendre relève d’un engagement individuel, personne n’apprend seul. L’école souffre d’être un espace de solitude paradoxale où les pairs sont plus concurrents que solidaires. Or, la confrontation des idées amène chacun à prendre distance avec ses opinions premières, à exercer son esprit critique et à sortir de lui-même : expérience clé d’une altérité qui fait grandir, libère de tous les communautarismes, d’un enfermement aliénant.
A moins qu’il ne soit leçon de morale, où pourrait se fonder le lien social si ce n’est au quotidien des apprentissages ?

Former : conformer ou transformer ?

Participer à l’émancipation des élèves, les amener à jubiler de leurs conquêtes intellectuelles, les inscrire dans une communauté humaine qui transcende l’époque et les appartenances sociales, contribuer à l’édification de citoyens critiques et solidaires : belle mission, plus enthousiasmante que la mise au cordeau de l’employabilité.

L’histoire a montré qu’il ne suffit pas de prescrire, quelle que soit la pertinence du projet. Faute d’acteurs convaincus et mobilisés…
C’est le rôle de la formation. S’adresser à tous suppose d’interroger les conceptions relevant de l’opinion commune, qu’ils’agisse du regard sur les élèves ou leurs parents, sur le savoir ou sur l’activité d’apprentissage. Une logique de compagnonnage ne peut répondre aux exigences d’un métier complexe, obligeant chacun à concevoir et à agir en fonction de variables situationnelles mouvantes.

Relancer vigoureusement la démocratisation exige, pour contrer les effets délétères de situations sociales difficiles, une action sur le long terme, ce qui plaide pour le travail d’équipe. On le pratique et on y prépare jusqu’alors trop peu, alors que nous en avons expérimenté la puissance transformatrice à divers niveaux de la scolarité. Le changement serait-il à portée de main ?


1Christian Baudelot, Roger Establet, L’élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales. La République des Idées / Seuil, 2009.
2Cf. Bernard Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, PUL, Lyon, 1993.

Formation au service du développement

Colloque « Avons-nous encore besoin de pédagogie ? » – Lyon / 8-9-10 octobre 2010
Table ronde (avec Stéphane Bonnéry et Walo Hutmacher) : « Quelles pédagogies ? Pour quelles
sociétés ? »

 Pour relever le défi de la démocratisation :
Une formation au service du développement

 Jacques BERNARDIN (GFEN)

 

Selon l’OCDE, « en période d’austérité, il faut conserver les moyens essentiels qui vont permettre d’assurer une croissance économique durable, en particulier dans l’éducation ». Les
économies faites à tous niveaux aujourd’hui en France, touchant particulièrement l’INRP, les mouvements pédagogiques et la formation ne vont-elles pas coûter cher au pays demain, sur le plan économique, mais aussi au niveau social et humain ? Avons-nous les moyens de nous passer de
formation ?

La France dans le paysage international

Sans que les résultats soient globalement catastrophiques (plutôt dans la moyenne des pays de l’OCDE), on constate un tassement progressif, avec un accroissement des écarts et des inégalités[1].
Le prix à payer pour la sélection des élites ? Même pas… Avec un record, celui du mal-être à l’école : 45 % des élèves s’y sentent à leur place contre 81 % en moyenne dans OCDE[2], constat corroboré par l’enquête AFEV auprès de près de quatre cents des jeunes écoliers et collégiens[3].

Il n’est pas fatal que la France soit parmi les systèmes les plus ségrégatifs, que la naissance pèse autant sur les destins scolaires ; pas fatal que les élèves s’y sentent si mal…

Développer la démocratisation

L’école n’a pas à perdre à s’intéresser au sort des plus faibles, bien au contraire. Les comparaisons internationales montrent que les systèmes les plus efficaces sont aussi ceux qui sont les plus équitables, les mieux à même d’enrayer les effets des inégalités sociales. Outre les choix structurels
(tronc commun jusqu’à la fin du collège, suppression du redoublement et des classes de niveau), ces résultats sont redevables à un investissement pédagogique conséquent[4].

En Finlande, on donne une autre place à l’activité de l’élève. Les maîtres mots sont non pas contrôle, note, classement, sélection mais autonomie, responsabilité, confiance, échanges entre pairs. Le changement de culture professorale a été impulsé et soutenu par une formation et un accompagnement
pédagogiques conséquents, avec une incitation forte au travail en équipe.

L’avenir de l’éducation ne peut s’imaginer sans le levier d’une formation repensée dans son orientation, ses objectifs et ses modalités. Formation conçue non comme entreprise de conformation (au prescrit, au standard de « bonnes pratiques ») mais comme dynamique de transformation  individuelle et collective des impensés à l’œuvre au quotidien de l’activité professionnelle, d’interrogation d’un habitus professoral cristallisé au fil des ans (hérité du « petit lycée » dans le Secondaire), modelant à
notre insu les façons de voir et les manières de faire…

Echapper aux logiques ségrégatives exige de reconsidérer le métier sur des points clés de la pratique quotidienne : sortir de l’incompréhension à l’égard des élèves ; reconsidérer l’évidence de la chose enseignée ; modifier la conduite des temps d’apprentissage.

Que transformer ?…

1) Le regard sur les élèves, davantage singularisé jusqu’alors par le jugement, l’évaluation-sanction que par l’interrogation à visée compréhensive. Regard à modifier par un triple éclairage :

– des compétences didactiques, afin de mieux comprendre la logique des élèves. Ainsi, les erreurs, inhérentes à tout nouvel apprentissage,pourraient avoir une autre place, constituer des repères témoignant de l’avancée de leur compréhension, servir de points d’appui pour débattre des
divergences, lever les malentendus, tester la pertinence des propositions, pousser à l’argumentation raisonnée et à l’exercice de la preuve. Le rapport de l’IGEN d’octobre 2006 avait pointé cette difficulté majeure des enseignants en éducation prioritaire à pouvoir spécifier la nature des difficultés des élèves[5].
Sans doute ces enseignants ne sont-ils pas les seuls à naviguer sans repère…

– une dimension éthique. Toute entreprise éducative nécessite d’être soutenue par un regard sur l’apprenant. Ce qui était hier postulat philosophique (« Tous capables ») est aujourd’hui attesté scientifiquement. La notion de plasticité cérébrale étaye le pari d’éducabilité, appelant à une vision optimiste de l’Homme dans son historicité. Ajoutons-y les acquis de la psychologie sociale, notamment l’effet Pygmalion, phénomène des prophéties auro-réalisatrices rendant compte des processus modifiant inconsciemment nos comportements selon le regard porté sur l’autre. L’ensemble pourrait faire pièce aux postures fatalistes, à la rhétorique des aptitudes, des talents ou de l’ « excellence propre », cache-misère d’une vision naturalisée des différences justifiant tous les renoncements.

– un positionnement social. Dans une visée de démocratisation, le regard des enseignants doit également être instruit par les apports de la sociologie de l’école et de la famille, dévoilant les logiques des élèves face aux savoirs et à la scolarité, les divers modes de socialisation et les attentes différentielles des parents à l’égard de l’institution scolaire.
Apports nécessaires pour contrer les effets insidieux des stéréotypes sociaux et appeler à la responsabilité professionnelle.

2) La conception du savoir.

Il n’est pas simple, pour celui qui y excelle à tel point qu’il le professe, de se déprendre de l’évidente simplicité du savoir enseigné. Des siècles d’éducation ont banalisé l’idée que le savoir, empreint
de logique, pouvait s’exposer aussi clairement qu’il se concevait. Or, nous devons bien constater la faillite de ce modèle hérité du passé, qui ne parlait en fait qu’aux héritiers, véhiculant une conception a-historique et réifiée des contenus. Quelles dimensions y substituer ?

      – Le savoir comme rupture. Contre cette vision linéaire et cumulative simpliste, nous soutenons l’idée d’un savoir polémique. Savoir, c’est rompre avec le rapport d’évidence, de transparence (aucun savoir ne « va de soi »), c’est rompre avec le « bon sens » amalgamant information, connaissance et savoir. Tout savoir nouveau est en rupture par rapport à ce qui précédait, que ce soit sur le plan socio-historique ou au niveau individuel. C’est ici faire place au poids des représentations initiales, au « déjà-là », aux concepts quotidiens, simultanément appuis et obstacles aux concepts scientifiques (Vygotski).

– le savoir comme terme d’un processus. S’il est énonçable, stockable, mémorisable, le savoir ne s’y réduit pas. Il est essentiellement le résultat de « crises » constitutives, il témoigne d’une genèse qui en a imposé l’économie. Son évidence n’est apparue qu’après-coup, pour reprendre les termes de Bachelard. Il s’agit de faire revivre auprès des élèves ce travail du passé afin qu’ils accèdent au cœur de la logique des savoirs constitués, produits de rectifications successives. Quelle sont les caractéristiques de ce processus ?

·       Il est amorcé par un contexte problématique (un problème à résoudre) ;

·       dynamisé par un débat polémique, une argumentation critique (débat de preuves) ;

·       finalisé sous la double exigence des principes d’efficacité et d’efficience.

Il incorpore dans son économie actuelle les traces de ces ruptures historiques. Sa forme répond à des exigences non pas formelles mais intrinsèques, sa genèse en justifie la pertinence… et lui donne valeur
universelle. La formation disciplinaire ne saurait oublier l’histoire culturelle et une approche épistémologique des contenus à enseigner.

Du côté des élèves, cela signifie que le savoir n’est pas à imposer (l’apprentissage est alors
perçu comme tentative de normalisation) mais doit à grâce au travail pédagogique – s’imposer aux
élèves (activité les amenant à comprendre que sa normativité interne est justifiée).

– le savoir comme outil d’émancipation.
Piégé dans l’unique valeur d’échange pour bien trop d’élèves, le sens des savoirs est à remettre en chantier dans des activités qui en réhabilitent la valeur formative. Tout savoir atteste de l’intelligence humaine face aux défis posés, est conquête contre les fatalités (assurer les besoins vitaux, échanger à distance, cumuler les savoirs et pouvoir les diffuser, prévoir le temps, échapper aux maladies, maîtriser l’espace, etc.), ouvre à des pouvoirs accrus de compréhension et d’action.

Le savoir « révolutionne » la façon de penser les choses, le rapport au monde. Quelques exemples :
la  découverte de la circulation sanguine [William Harvey,1628] ; les microbes pour expliquer les maladies contre l’idée de génération spontanées [Pasteur, fin 19è ] ; la tectonique des plaques  qui s’impose face à la dérive des continents de Wegener [1912] dans les années 60-66 ; le modèle de l’ADN de Crick et Watson [Prix Nobel en 1962] et, en matière de Préhistoire, les récentes découvertes qui
remettent en cause les hypothèses jusque là admises…

Cela vaut à l’échelle de l’histoire comme sur le plan personnel. Le travail de l’enseignant consiste à introduire chaque génération dans le mouvement vivant de la culture humaine… et, ce faisant, prépare chacun à y contribuer.

 

3) L’approche de l’apprentissage.
Cette conception socio-historique des savoirs va de pair avec une conception socioconstructiviste de l’apprentissage. Outre l’appui déterminant du groupe de pairs pour avancer dans la compréhension, par dépassements de conflits sociocognitifs (ce qui repositionne le rôle de l’enseignant, autrement indispensable), que changer aux conceptions usuelles ce niveau ?

– Au centre de l’action éducative, c’est moins l’élève que son rapport au savoir. Il s’agit tout d’abord d’imaginer la situation propice pour convoquer, mobiliser chacun des élèves sur un objet dont l’intérêt n’est pas préalable mais à conquérir (voire à reconquérir, comme dans les dispositifs relais). Qu’est-ce qui peut activer la curiosité puis la passion de comprendre ? Engager n’est pas tout. Encore faut-il ensuite organiser le cheminement intellectuel avec l’appui solidaire et exigeant des pairs.

– L’important, c’est moins réussir que comprendre. Cela doit guider la conduite de la leçon : faire place à la diversité des avis, aux contradictions ; donner un statut à l’erreur comme témoin d’une pensée en
chantier qui cherche ses marques ; inciter à la preuve (et ainsi former à la rationalité, à l’esprit critique) ; solliciter la réflexivité à tous moments. Il s’agit d’exercer un regard connaissant, d’apprendre à réfléchir sur les objets, situations et conduites pour accroître sa maîtrise du réel.

– Sans oublier l’enjeu, la visée éducative derrière l’instruction.
Derrière l’appropriation de contenus, sont convoqués et éprouvés des cadres de pensée, des façons d’appréhender le réel. A travers chacun des apprentissages, le sujet est amené à passer :

* de sa subjectivité à une mise à distance réfléchie (processus d’objectivation) ;

* de l’opinion à un point de vue conceptuellement outillé, rationalisé ;

* de l’auto-centration à l’ouverture à l’altérité.

Ce qui contribue au processus conjoint de personnalisation et de socialisation élargie, participant ainsi à l’émancipation intellectuelle.

Une formation au service du développement

Le développement de la démocratisation passe par un recentrage du métier sur le développement personnel des élèves comme sujets et futurs citoyens, et requiert pour y parvenir de s’appuyer sur le développement professionnel des enseignants.

1) Du développement personnel desélèves…

De la famille à l’école, l’éducation transforme, fait grandir, « élève ». On y construit un rapport second au monde : prise de distance, médiatisation par les outils intellectuels, conscience accrue de l’ordre des choses; passage d’une maîtrise pratique à une maîtrise symbolique. C’est parallèlement l’ouverture à une socialisation élargie : échanges avec les pairs ; appropriation d’objets sociaux à portée universelle ;
affiliation, par l’entremise des apprentissages, à l’histoire humaine. Tous ces outils permettant d’échapper à la captation, à l’influence sans partage de la sphère familiale.

Au-delà, la pluralité des apports sur le plan culturel (appropriation de codes symboliques, de concepts, d’œuvres et de techniques), sur le plan intellectuel (capacités réflexives, pensée critique), sur le plan social (ouverture aux autres, aptitude au travail collectif) participe d’une citoyenneté agissante, indispensable pour actualiser et dynamiser la démocratie.

2) Du développement professionnel des enseignants

Face aux enjeux (de démocratisation, d’extension de la formation vu l’accroissement des savoirs et les transformations de plus en plus rapides des métiers), l’exercice solitaire du métier n’est plus viable. La formation doit préparer au travail d’équipe, soutenir et accompagner une conception solidaire de la pratique professionnelle que ce soit pour préparer la classe, pour la conduire ou pour harmoniser l’action éducative.

– Élaborer des situations d’apprentissage :

Un rapport instruit à la pratique suppose de démonter la logique des savoirs pour en aménager la reconstruction, la ressaisie signifiante par les élèves : quelle est la nature de leurs erreurs ? Autour de quelle(s) rupture(s) conceptuelle(s) organiser la situation d’apprentissage ?

– Échanger sur les gestes professionnels :

Gérer la classe, s’ajuster à l’inattendu, faire face à l’imprévu… La logique d’action a ses impératifs qui amènent à faire des choix dans l’urgenced’un temps contraint. Mettre à distance le quotidien est indispensable pour mieux en assurer la maîtrise. Des entretiens croisés à l’ « instruction au sosie », c’est pointer là le rôle formateur de la polémique professionnelle (Y. Clot).

– Élaborer une stratégie éducative durable. Inscrire l’action éducative dans une cohérence d’ensemble et dans la temporalité, c’est une condition indispensable pour obtenir des effets significatifs. Faire des choix concertés de stratégie éducative (diagnostic, sélection de priorités, suivi, relations avec les familles, évaluations régulatrices, etc.) nécessite une mobilisation de l’ensemble des acteurs. Nous savons par expérience combien les élèves et leurs parents y sont sensibles.

Face à la surpression normative et l’indigence des appuis, il faut « étendre le pouvoir d’agir des
professionnels pour ‘faire autorité’ sur le travail », « soignerle métier »
(Y. Clot). Cela ne peut s’improviser, nécessite du temps, de la détermination politique… Mais l’avenir de la démocratie en vaut bien le coût !


[1] Christian Baudelot, Roger Establet, L’élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, La République des Idées / Seuil, 2009.

[2]« C’est en France que les élèves souffrent le plus ! », Interview de Bernard Hugonnier, directeur adjoint de l’Education de l’OCDE dans Le Nouvel Observateur, 7-13 avril 2005.

[3] Selon le Baromètre Trajectoires /Afev 2009: 36 % ont parfois ou souvent mal au ventre avant d’aller à l’école ; 37 % ne lèvent jamais le doigt, par peur de se tromper (25 % des écoliers, 41 % des collégiens) ; 53 % s’ennuient à l’école (parfois pour 37 % ; souvent ou tout le temps pour 16 % des élèves) ; 64 % avouent ne pas toujours comprendre (c’est souvent le cas pour 20 % des élèves).

[4] Nathalie Mons, Les nouvelles politiques éducatives. La France fait-elle les bons choix ? PUF, nov. 2007.

[5] Anne Armand, Béatrice Gille, La contribution de l’éducation prioritaire à l’égalité des chances des élèves, Rapport IGEN / IGAENR, MEN, octobre 2006.